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Extrait du « Monde » du 07.02.08 : Crise des cités ou crise de l’Etat ?, par Jean-Claude Barrois
Le nouveau plan en faveur des banlieues est en préparation et on ne peut que souhaiter qu’il réussisse. Pourtant avant même sa publication, on doute. La question désormais banale est de savoir pourquoi les plans antérieurs, tous pétris d’humanisme, de bonne volonté, de savoir-faire politique, bénéficiant de l’apport d’hommes d’expérience, n’ont pas réussi à arrêter la lente dérive vers plus de ressentiment, d’incapacité à se parler et de violence.
Tous les plans anciens ont eu pour objectif affiché de donner plus à ceux qui ont moins. Partant du postulat implicite que la République traite également ses citoyens, le résultat arithmétique de cette addition aurait dû conduire à une concentration de moyens sur les zones les plus défavorisés. Qu’en est-il en réalité ?
Au-delà des bonnes intentions qui se transforment en plans d’urgence, la réalité est toute différente parce que des multitudes de textes, de procédures, de corporatismes conduisent à rendre fausse l’hypothèse de départ. Il n’est pas vrai que la République traite de manière équitable l’ensemble des citoyens.
Il ne s’agit pas de stigmatiser telle politique ou telle population, mais simplement d’expliquer que le système conduit à des inégalités de traitement qui défavorisent les plus pauvres et les plus fragiles. Ces dérives conduisent en effet à des transferts des plus pauvres vers les plus riches, qu’aucun plan en faveur des banlieues n’est de nature à contrebalancer si on n’y porte pas remède.
Quelques exemples. A tout seigneur tout honneur : l’école. Tous les plans ont mis en avant la nécessité d’allouer des crédits supplémentaires en faveur des établissements se situant en zones défavorisées. Et, de fait, des crédits ou des postes sont effectivement attribués, ou des crédits attribués à des associations comme la nôtre. Et à chaque éruption de violence, on s’étonne de l’inefficacité de ces actions. Mais ces crédits sont insuffisants pour, au minimum, rééquilibrer l’injustice faite par le système aux établissements des banlieues. Pourquoi ?
Il est nécessaire de plonger dans les arcanes de la comptabilité publique et du mode d’affectation des ressources. Les établissements scolaires ignorent la réalité des moyens dont ils disposent puisqu’ils ignorent leurs dépenses de personnels, enseignants et non-enseignants payés, les uns par l’Etat, les autres par les collectivités territoriales. Les établissements les plus en difficulté dépensent moins que les autres puisqu’ils reçoivent souvent des enseignants débutants.
En outre, ils peuvent dépendre de la politique de la collectivité territoriale. Or il ne faut pas négliger l’importance pour leur bon fonctionnement des personnels techniques, ouvriers et de service. Cette application normale de la règle budgétaire, sans relation aucune avec la crise des banlieues, permet de gommer le coût réel des emplois.
Le second point complète le premier. Le mode d’affectation des personnels prend largement en compte l’ancienneté, si bien que les maîtres les plus anciens peuvent, en toute application de la règle, obtenir les postes les plus traditionnels ou les plus faciles, en clair ailleurs que dans un lycée ou un collège en zone urbaine sensible. Il faut à ce stade rendre hommage à ceux qui y restent par conviction et par amour de leur métier.
Le résultat est que l’application des règles d’équité apparente de la République conduit à renforcer l’inégalité au détriment des zones urbaines sensibles puisque les professeurs les plus expérimentés, les mieux payés sont affectés dans les établissements qui en ont moins besoin. Si on publiait le tableau des ressources financières des établissements, on s’apercevrait que ceux du centre-ville sont bien plus richement dotés que ceux de la périphérie, et que les quelques crédits officiellement affectés pour réduire cette différence sont loin de la combler.
Quelques autres exemples peuvent encore illustrer ce propos. La suppression du service militaire est une décision régalienne qui a peu à voir avec la crise des banlieues. Pourtant, il s’agissait, avec tous les défauts et toutes les lacunes, d’une chance pour de nombreux jeunes issus de classes très populaires de passer par exemple le permis de conduire et même le permis poids lourd ou transport en commun, source de professionnalisation future.
Le coût actuel de ces formations fait que ces jeunes, vivant dans des quartiers ou des campagnes mal desservis, conduisent souvent sans permis et sont rejetés dans une pseudo-délinquance, puisque la voiture est le seul moyen de se déplacer, et donc d’accéder à un emploi. Voilà comment une mesure sans relation aucune avec les banlieues conduit à renforcer les inégalités. Peut-on aussi rappeler que le service militaire, outre qu’il donnait une seconde chance d’accès à un apprentissage, permettait un certain brassage des populations, ambition disparue dans un certain nombre de quartiers, où la ghettoïsation est à l’oeuvre.
Peut-on rappeler, au risque d’apparaître comme politiquement incorrect, que la décentralisation renforce les inégalités ? La maîtrise de la construction par les maires a conduit à une aggravation de la ghettoïsation, puisque l’insuffisance de logements au profit des classes populaires résulte aussi du refus de voir s’installer des populations non homogènes dans de nombreuses communes. Dans ce cas, la liberté de s’administrer est souvent devenue la liberté de rejeter l’autre, c’est-à-dire pour parler clair, le pauvre et l’immigré !
La révolte des banlieues, ces jacqueries des temps modernes, témoigne d’un dysfonctionnement institutionnel majeur. Ce n’est pas seulement d’une politique en faveur des banlieues que l’on a besoin, mais aussi d’une évaluation de la réalité de l’application de mesures et de politiques d’essence très différente et qui conduisent toutes à renforcer les inégalités géographiques.
L’Ancien Régime s’était construit sur un équilibre entre la noblesse bénéficiant de privilèges, mais prête à donner sa vie pour défendre le royaume, et le peuple acceptant ces inégalités pour accéder à la sécurité. Il s’est effondré quand l’élite a oublié ses devoirs. Elle a été emportée par la dernière jacquerie appelée Révolution. Le retour récurrent des révoltes banlieusardes, la hargne des émeutiers contre les édifices et les agents publics, témoigne d’un sentiment d’injustice similaire. Pourtant, la République dispose des ressources pour mettre en oeuvre les beaux principes inscrits sur la façade de ses édifices publics aujourd’hui pris à partie par le désespoir.
Jean-Claude Barrois est président de Réussir aujourd’hui.
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