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Une analyse du "Monde diplomatique" sur la carte scolaire

23 mai 2007

Extrait du « Monde diplomatique » de mars 2007 : L’égalité des chances contre l’égalité : Carte scolaire, les enjeux d’un débat mal posé

Afin de réduire le nombre de fonctionnaires, M. Luc Ferry, ancien ministre de l’éducation et partisan du candidat Nicolas Sarkozy, vient de proposer de faire passer le nombre d’heures de cours hebdomadaires des enseignants du secondaire de dix-huit à vingt-trois, préparation des cours non incluse... Toutefois, la droite française semble privilégier le mot d’ordre « pouvoir choisir son école » dans son programme éducatif. Le débat s’est donc focalisé sur la carte scolaire.

Par Jean-Christophe François et Frank Poupeau

Sous l’effet de politiques de « démocratisation » qui ont produit une « explosion » des effectifs scolaires, les dysfonctionnements de l’école républicaine française, censée constituer un lieu privilégié d’interaction entre divers milieux sociaux, retiennent l’attention. Cette mixité scolaire apparaît de moins en moins réelle. Et la pression du chômage a accru l’anxiété des familles concernant l’avenir de leurs enfants. Avec la publication à répétition du palmarès des établissements depuis les années 1980, chacun souhaite savoir - et pouvoir - « placer » sa progéniture dans une « bonne école ». Choisir son établissement, c’est aussi choisir un avenir professionnel et social, et donc investir pour l’avenir.
Les effets de ces logiques sur le fonctionnement du système éducatif sont aisément décryptables. Si, d’un point de vue individuel, les pratiques de placement scolaire visent à obtenir « ce qu’il y a de mieux » pour ses enfants, en fonction des ressources inégales des familles, elles aboutissent, d’un point de vue global, à la concentration des difficultés dans les établissements les plus défavorisés, lesquels tendent à être évités par les ménages ayant les moyens d’inscrire leurs enfants ailleurs.

Des visions opposées de la société

Un constat qui inquiète la population depuis quelques années. Au premier rang des facteurs incriminés figure la carte scolaire, qui attribue aux élèves un établissement public en fonction du lieu où ils habitent. Lorsqu’elle est créée, dans les années 1960, cette carte constitue un outil administratif de répartition des moyens qui vise d’abord à faire face à l’accroissement du nombre des élèves, lié aux politiques d’allongement des scolarités, et ensuite à assurer un maximum d’hétérogénéité sociale au sein des établissements. Pour l’éducation nationale, elle permet de « promouvoir la mixité sociale » et l’« intégration », en contraignant chaque élève à fréquenter un établissement précis selon l’adresse où il réside (en principe, cette contrainte s’exerce uniformément sur tous les individus). Creuset d’intégration sociale, l’école doit permettre la socialisation commune d’élèves d’origines sociales diverses.

Mais, assurent désormais les détracteurs de cette logique de sectorisation, les inégalités dans l’espace résidentiel se répercuteraient automatiquement sur les inégalités scolaires, compromettant à la fois la mission d’intégration attribuée en France à l’école républicaine et le principe d’égalité de tous devant l’éducation.
Déjà discutée depuis de nombreuses années dans les milieux administratifs et scientifiques, la carte scolaire a fait l’objet d’une attention spectaculaire lors de la rentrée de septembre 2006.
Le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy, en campagne présidentielle, a réclamé sa suppression. Candidate du Parti socialiste, Mme Ségolène Royal lui a emboîté le pas en proposant non seulement de l’« assouplir », comme le prônait le ministre de l’éducation Gilles de Robien, mais aussi d’en « desserrer la contrainte » et de laisser le « choix entre deux ou trois établissements ». Toutefois, la vingt-sixième mesure de son programme présenté le 11 février spécifie sans autre précision la nécessité de « réviser la carte scolaire pour supprimer les ghettos scolaires, assurer la mixité sociale et constituer des réseaux d’éducation prioritaire ». Le premier ministre Dominique de Villepin a lancé une concertation en vue d’« aménager » cette carte, car sa suppression « conduirait inévitablement tous les parents à vouloir inscrire leurs enfants dans les mêmes établissements », provoquerait « plus d’injustice » et « un formidable dérèglement de l’organisation scolaire ».

Le candidat de droite à l’Elysée postule que le découpage empêcherait les familles de choisir l’établissement de leurs enfants alors que, selon lui, le jeu de la concurrence permettrait d’atténuer les inégalités. Dans une telle vision, la carte scolaire, spécificité « archaïque » du système d’enseignement français, devrait être abandonnée afin de laisser jouer le « libre choix » des familles. Mobilité scolaire vaudrait égalité éducative. Ces débats renvoient à des visions opposées du monde social : la promotion d’une « liberté individuelle » dans le domaine de l’éducation d’un côté, la défense de l’« intégration républicaine » de l’autre.

Les partisans de la carte scolaire font valoir qu’un assouplissement de la sectorisation conduirait à une augmentation des inégalités de niveau entre établissements, et que la liberté de choix ne profiterait qu’à une minorité. Ils préconisent un assouplissement limité, uniquement destiné à permettre la mobilité ascendante des élèves défavorisés (1). Simultanément, pour éviter que la carte ne concentre les plus démunis dans les établissements que les autres délaissent, il importerait de revaloriser les établissements redoutés par les familles, en leur accordant davantage de moyens (2).

Les reportages se sont multipliés, tantôt sur « ces parents qui s’adonnent à la triche », tantôt sur le « dogme de la sectorisation », tous se réjouissant de voir cette question « enfin » abordée par les dirigeants politiques. Aux yeux des avocats de la suppression de la carte scolaire, on l’a vu, celle-ci empêcherait la mixité en freinant la mobilité individuelle. Pour ses défenseurs, son tort principal serait plutôt de fixer les plus démunis dans des ghettos éducatifs. Ainsi, de part et d’autre, la réussite scolaire est ramenée à une question d’accès individuel aux meilleures conditions d’enseignement. Un tel raisonnement évacue l’importance de l’héritage culturel, le fait qu’une grande partie des facteurs de la réussite scolaire, jusqu’au choix de l’établissement, se jouent au sein de la famille. Or cette question des inégalités entre groupes sociaux est occultée dès lors qu’on estime que le remède à la ségrégation scolaire ne relève que de la capacité de choisir de chacun, et donc du mérite.

Déjà, en 2004, un rapport remis à la commission du débat national sur l’avenir de l’école, installée par le premier ministre, expliquait que, « dans la mesure où l’espace urbain fait l’objet d’une certaine ségrégation, les établissements scolaires vont eux-mêmes être relativement ségrégués, puisque la sectorisation introduit un lien mécanique entre ségrégation urbaine et ségrégation scolaire (3) ».

Concurrence des établissements privés

La carte scolaire reproduit les inégalités entre territoires, puisqu’il s’agit d’une partition spatiale déterminée par le lieu de résidence, avec des contraintes de proximité et de contiguïté des aires d’inscription. Toutefois, la façon dont elle joue entre l’école et le lieu d’habitation se révèle plus complexe que ce que l’on en dit. Car ce qui rend la ségrégation plus forte dans l’espace scolaire que dans l’espace résidentiel, ce n’est pas la carte scolaire, c’est l’évitement de cette carte, c’est-à-dire la mobilité d’un certain nombre de familles. L’essentiel de l’écart entre résidence et lieu d’instruction provient du recours à l’enseignement privé, pas d’une mobilité interne à l’enseignement public (4).

Loin d’être source de ségrégation supplémentaire, le tracé de la carte scolaire produit davantage de mixité dans les écoles que dans les zones d’habitation, en mélangeant, au niveau local, des populations différentes. Les inégalités de résidence, par exemple entre grands ensembles et zones pavillonnaires, se situent bien souvent à l’intérieur des secteurs de recrutement des établissements, et il est rare que le tracé de la carte scolaire se conforme aux principales ruptures sociales entre zones d’habitation. On voit donc qu’il est commode d’accuser la sectorisation pour ne pas discuter des effets de la concurrence introduite, face au secteur public, par des écoles privées au demeurant largement subventionnées par l’Etat.

A certains égards, l’argumentation contre la carte scolaire est décalée lorsqu’elle avance que ceux qui le peuvent fuient les établissements difficiles, que l’injustice tiendrait à ce que la sectorisation ne crée pas de contrainte sur les puissants, alors qu’elle enfermerait les faibles. En réalité, l’injustice réside d’abord dans la distribution sociale des lieux de résidence : les plus favorisés sont déjà les mieux placés pour accéder aux « meilleurs » établissements, puisqu’ils habitent en dehors des zones où se trouvent les établissements populaires. De plus, la cartographie des effets de l’évitement scolaire démontre que les flux d’élèves qui changent d’établissement sont nettement plus importants dans les zones favorisées que dans les zones démunies. Autant dire que la mobilité scolaire concerne surtout les plus avantagés d’un point de vue social et résidentiel. On ne peut donc assimiler évitement scolaire et fuite des écoles des quartiers populaires : il s’agit avant tout d’une recherche des meilleurs établissements par des familles qui n’ont déjà pas affaire aux « pires ».

Inversement, les élèves défavorisés ont tendance à ajuster leur « choix » en direction des établissements moins favorisés que ceux auxquels la sectorisation leur donnerait accès. Car le placement scolaire ne consiste pas seulement à choisir la meilleure école, mais aussi à savoir « rester à sa place », à coller à ce qu’on imagine être son avenir scolaire probable. Du coup, on évite de fréquenter les établissements où l’on déparerait, et où l’on serait assuré d’être relégué au fond de la classe.
Dans les faits, la carte scolaire est déjà très souple, et elle exerce une contrainte relativement faible dans les quartiers les plus bourgeois. En revanche, dans les espaces les plus ségrégués et les plus démunis, là où la question de la sectorisation ne se pose pas dans les mêmes termes, elle permet de retenir quelques élèves favorisés. Certains établissements situés dans des quartiers pauvres, comme la partie ouest de la Seine-Saint-Denis, ont en effet développé des stratégies relativement efficaces pour attirer les rares familles plutôt aisées qui résident dans ces secteurs : offres d’options recherchées, classes spécialisées protégées, etc. De tels dispositifs profitent souvent à un public débordant celui des quelques élèves « méritants » dont les pourfendeurs de la carte scolaire disent se soucier.

Assignés à résidence

Dans des zones d’habitation socialement peu diversifiées où les élèves d’origine bourgeoise sont rares, la sectorisation de l’inscription des élèves garantit le minimum d’effectifs qui justifient une offre scolaire attirante. Et qui dissuadent les familles favorisées d’aller voir ailleurs : si l’offre du secteur est acceptable, il est parfois plus avantageux d’y rester. Ne serait-ce que pour réduire le coût des déplacements et celui des démarches nécessaires à l’évitement.

Enfin, l’argument selon lequel les élèves « méritants » des quartiers populaires se retrouveraient « bloqués » n’est pas recevable, pour deux raisons. D’une part, il occulte la dimension spatiale du problème et plus particulièrement le fait que, dans les zones ségréguées, le coût de la mobilité vers un établissement prestigieux est très élevé, en termes à la fois de temps de transport et d’intégration sociale. Favoriser la mobilité individuelle ne constitue donc ni une solution collective ni même parfois une solution personnelle, si l’on ne permet pas l’hébergement sur place de ces élèves, ce qui rend alors inutile la suppression de la carte scolaire... D’autre part, l’attention réservée aux enfants « méritants » vivant dans les quartiers populaires abandonne à leur sort les autres, les « non-méritants », dans le prolongement d’une idéologie du mérite individuel jamais discutée comme principe de justice sociale.

Le fait de circonscrire le débat sur les inégalités entre établissements à la suppression du dispositif « administratif » de la carte scolaire renvoie, en somme, à des choix politiques plus généraux, relatifs à la question de savoir qui a « droit à l’égalité ». Et ce n’est pas en se contentant de prôner une meilleure dotation des établissements défavorisés qu’on portera remède aux inégalités résidentielles, et à leurs effets sur les conditions d’enseignement.

La suppression de la carte scolaire se révèlerait-elle plus avantageuse que son maintien ? Les partisans de la liberté totale de choix des familles supposent que la concurrence aurait pour effet d’améliorer l’offre des établissements cherchant à attirer vers eux les meilleurs élèves. Mais les biens éducatifs ne sont pas des biens tout à fait comme les autres ; il y a tout à parier que l’on assisterait plutôt à une hausse des droits d’entrée pour les établissements les plus courus. Plus une école sélectionne son public, plus elle est attractive, et plus elle devient encline à élever son niveau d’exigence. Ainsi se mettrait en place une sélectivité de l’offre qui n’apporterait assurément pas la plus grande garantie de liberté de choix aux familles. Elle ne ferait que favoriser les mieux dotées en ressources économiques, sociales et culturelles (facilités de déplacement, de logement, d’accès à l’information).

A l’autre bout de la hiérarchie scolaire, les établissements « non compétitifs » en raison de leur localisation (en particulier de leur éloignement du centre-ville) seraient contraints à un niveau d’exigence très bas, c’est-à-dire devraient accueillir les élèves non désirés ailleurs, ce qui accentuerait la formation d’établissements « poubelles ».

Les débats sur la suppression de la carte scolaire paraissent, par conséquent, déboucher sur une menace plus inquiétante que le problème qu’ils prétendent résoudre, en premier lieu celle d’exclure les élèves défavorisés des écoles favorisées par les mécanismes les plus simples de la concurrence économique et culturelle (accès à l’information, distances à parcourir, stigmatisation du lieu de résidence). Inversement, les élèves favorisés, les moins gênés actuellement par la carte scolaire, disposeraient de plus grandes facilités pour se regrouper dans les mêmes lieux, notamment dans les quartiers centraux en phase transitoire d’embourgeoisement, récemment investis par les classes moyennes.

Certains prônent la fermeture des établissements les moins recherchés, ce qui induirait un gonflement des effectifs des établissements centraux, en raison des flux de la périphérie vers le centre. Afin d’éviter l’engorgement, il conviendrait alors soit de multiplier les établissements d’élite, mesure qui aurait un coût financier évident, soit de renoncer à ce que tous les élèves d’une classe d’âge puissent accéder à des études secondaires gratuites... Autre option : la promotion d’une offre éducative de qualité dans les espaces résidentiels les plus démunis, de façon que les familles disposant des moyens d’accéder à de bons établissements lointains demeurent à proximité. Mais le fait de réclamer une meilleure dotation pour les établissements défavorisés afin d’améliorer leur attractivité et de limiter ainsi les fuites de bons élèves ne présente pas seulement l’inconvénient d’être contradictoire en soi : si une telle solution était appliquée, elle rendrait inutile la suppression de la carte scolaire, les désirs de mobilité ayant disparu.

Cette solution limite là encore le problème scolaire à une question de moyens, alors qu’il s’agit plus profondément des relations entre l’espace résidentiel et l’implantation des établissements.

Dans un contexte politique qui paraît peu propice à l’augmentation sensible des dépenses publiques en matière d’éducation, quels sont les enjeux réels du débat sur la carte scolaire ? A moyens constants, la suppression de la sectorisation ne signifierait pas tant le libre choix des établissements par les familles que le libre choix des familles par les établissements. En un sens, la discussion actuelle permet de ne pas analyser les fondements des inégalités entre établissements, et en particulier la question des écarts croissants entre groupes sociaux dont les plus démunis se trouvent comme « assignés à résidence ».

La pression sociale sur la carte scolaire intervient au moment où les classes moyennes, à leur tour victimes du marché immobilier, doivent s’installer dans des zones un peu plus populaires, où elles ressentent la sectorisation comme une contrainte insupportable. La carte scolaire concrétise alors un déclassement plus général pour des groupes sociaux qui n’ont plus les moyens économiques de leurs ambitions. Dans ces conditions, l’impératif de la supprimer revient moins à défendre une liberté à bien des égards illusoire qu’à se conformer aux grandes évolutions internationales qui consacrent une politique du « salut individuel ».

Le débat sur la sectorisation renouvelle par là même les vieilles thématiques de la méritocratie, dont la fonction est, on le sait, de légitimer les inégalités scolaires et sociales. Et on retrouve alors en matière d’éducation les procédés déjà observés dans les domaines du transport, du courrier postal, de la santé ou de la retraite : on réduit les moyens (publics) d’un système qui, une fois appauvri, donnera encore moins satisfaction ; on prône ensuite le « libre choix » qui permettra aux mieux dotés de sortir du circuit commun ; ce qui accentuera la dégradation du service public et ne laissera bientôt plus la place qu’à une politique de « charité » envers les plus démunis, dorénavant relégués dans une « école de la rémédiation ». On comprend que les libéraux de droite commede gauche aient fait de la déconstruction de la carte scolaire la prochaine conquête de leur philosophie du « libre choix ».

Jean-Christophe François et Franck Poupeau

(1) Lire Georges Felouzis et Joëlle Perroton, « Un new deal pour l’école » , Le Monde diplomatique, décembre 2005.

(2) Cf. par exemple les tribunes de Gabrielle Fack et Julien Grenet, Libération, Paris, 21 septembre 2006 ; Marie Duru-Bellat et François Dubet, Le Monde, 9 septembre 2006.

(3) Ministère de l’éducation nationale, commission du débat national sur l’avenir de l’école, « Quel est l’impact des politiques éducatives ? Les apports de la recherche » , synthèse rédigée par Marie Duru-Bellat, Paris, avril 2004.

(4) Lire « Espace résidentiel et espace scolaire : une polarisation sociale différenciée », Annales de la recherche urbaine, n° 99, Paris, décembre 2005

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