François Dubet parle de l’égalité des chances

22 décembre 2006

Extraits du « Monde » du 18.12.06 : François Dubet : "L’égalité des chances, le pire des systèmes, mais il n’y en a pas d’autres"

Dans votre ouvrage L’Ecole des chances, vous remettez en question le modèle de justice à l’école, notamment l’égalité méritocratique des chances. Et pourtant, vous dites, c’est une "fiction nécessaire" . Pourquoi ?

François Dubet : Ce que je pense, c’est que ce modèle de justice et d’égalité a une force essentielle : c’est qu’il n’y en a pas d’autre ! Je veux dire par là que sauf à dire que les gens vont hériter automatiquement de la position de leurs parents, ou sauf à tirer au sort la position des individus par une loterie qui dirait les uns seront médecins, les autres seront balayeurs, il n’y a pas d’autre manière de s’y prendre que d’organiser cette compétition.

Ce que je dis simplement, c’est que le fait qu’il n’y pas d’autres manière que cela ne doit pas nous rendre complètement aveugles sur les difficultés de ce modèle, sur le fait qu’il n’est probablement pas réalisable dans une société où les gens sont inégaux, ont des positions sociales inégales. Je crois que de ce point de vue-là, il faut à la fois affirmer et tendre vers ce modèle - ma position est celle d’un sceptique - et en même temps compenser, par d’autres politiques et d’autres mesures, le fait que ce modèle ne peut pas, à mon avis - et je dirai que pour le moment les faits me donnent raison en France et partout -, véritablement se mettre en place. Pour prendre un exemple très simple, je peux tenir sur l’égalité des chances les propos que Winston Churchill tenait sur la démocratie : c’est le pire des systèmes mais il n’y en a pas d’autres. A partir de là, et comme pour la démocratie, quels sont les mécanismes que l’on peut mettre en place pour compenser les effets négatifs, sachant que l’égalité des chances reste la vertu cardinale d’un système scolaire.

Vous estimez que la situation peut s’améliorer en partant de ce qui existe. En même temps, vous parlez de révolution ? Mais quelle est cette révolution ?

François Dubet : Cela peut apparaître comme une révolution mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit puisque je continue à dire : établissons l’égalité des chances, donnons plus de moyens à ceux qui en ont moins, faisons en sorte que les privilèges scolaires ne se déplacent pas uniquement vers les bons élèves qui sont aussi les élèves des classes dirigeantes, essayons de faire que l’arbitrage scolaire soit plus équitable et plus neutre qu’il ne l’est.
En même temps, il y a trois choses importantes :

premièrement, puisqu’un système de ce type - et je répète il n’y en a pas d’autres - produit nécessairement des vainqueurs et des vaincus, la première chose à faire serait de s’occuper prioritairement du sort des vaincus. Que sont devenus tous ceux qui ne sont pas rentrés dans les grandes écoles ? Et s’ils sont maltraités, s’ils n’ont rien appris, s’ils sont nuls et s’ils ne savent rien faire, on ne peut quand même pas considérer que c’est un succès ! Puisqu’un tel système produit des vaincus, essayons d’améliorer le plus possible le sort des vaincus au lieu de dire "c’est la compétition, elle est juste et malheur aux vaincus". De ce point de vue, je suis assez favorable aux politiques style Sciences-Po.

En même temps, que fait-on des 99 % d’élèves qui n’y arriveront jamais ? Je pense qu’il faut revenir à ce que j’appelle le smic : un savoir commun pour tous les élèves à la sortie du collège. Le système crée des inégalités, mais jusqu’à quel seuil peut-on accepter d’aller, notamment du point de vue des plus faibles ?

Deuxièmement, pour pondérer le système de l’égalité des chances, il conviendrait de dire que, puisque les diplômes aujourd’hui - étant donné la massification scolaire - sont un outil absolument indispensable pour se situer sur le marché du travail, alors faisons en sorte que l’on donne aux élèves des diplômes qui ont un peu de valeur. Même dans le cas où la répartition des diplômes serait juste, il n’est peut-être pas juste que certains diplômes donnent des monopoles et des rampes, que certains diplômes ne donnent rien et que l’absence de diplômes devienne un véritable handicap social. Là encore, il faut bien pondérer le système de l’égalité des chances en disant : puisqu’aller à l’école est d’une certaine manière un sacrifice pour l’individu qui y va, il faut probablement faire en sorte que chaque formation ait un minimum d’utilité sociale, c’est-à-dire que je puisse aller sur le marché du travail en disant "voilà ce que j’ai et je sais faire quelque chose".

Troisièmement, le principe de l’égalité des chances - et toutes les violences scolaires en sont la manifestation quotidienne - est un principe d’une extrême cruauté pour les individus. Quand vous êtes dans un système d’égalité des chances, vous êtes tenus de vous vivre comme le responsable de votre échec. "Vous avez eu l’opportunité de gagner, vous n’avez pas gagné, tant pis pour vous." Notre système scolaire - et c’est une caractéristique qui le distingue fâcheusement d’autres systèmes scolaires - a une très forte capacité à humilier les mauvais élèves, a une capacité de convaincre les élèves qu’ils sont nuls et qu’ils sont incapables. Je crois que l’on pourrait parfaitement essayer de dire : évidemment, les élèves sont inégaux, mais l’école doit garantir aux élèves les plus faibles un sentiment d’estime de soi, un sentiment de confiance de soi auquel tout individu a droit, même s’il n’est pas bon à l’école. Par exemple, on doit pouvoir aller dans un enseignement professionnel sans être considéré a priori comme un incapable.

On doit pouvoir rejoindre la formation permanente au cours de sa vie même si on a échoué à l’école, alors que la plupart des individus n’y vont pas, étant convaincus que de toute façon ils n’apprendront jamais rien, qu’ils en sont incapables. On ne peut donc pas faire autrement que de garder l’égalité des chances au cœur de notre dispositif scolaire - parce que, je le répète, dans les sociétés démocratiques, c’est la seule chose possible -, mais on ne peut pas être naïf au point de croire que, premièrement, on va véritablement l’atteindre, et que, deuxièmement, si on l’atteint, cela n’aura pas des conséquences forcément injustes sur les individus qui n’auront pas eu la chance, le mérite, le talent d’y réussir.

Vous vous placez du côté des vaincus. Or, dans ce que vous proposez, vous n’écartez pas l’idée qu’il y aura toujours des vaincus. Alors comment faire ? Existe-t-il un système duquel tout le monde sort avec succès ?

François Dubet : Ne soyons pas naïfs au point de croire que tout le monde finira à l’IEP. En même temps, puisqu’on n’est pas naïf et que l’on pense qu’il y aura toujours des vaincus, la question des compétences, des savoirs, de l’estime de soi que l’on donne aux vaincus en dépit de leur échec est quand même une question essentielle.

Je répète : la tradition scolaire française n’est pas la meilleure qui soit. Ce qu’on observe par exemple dans un grand nombre de pays qui ne sont pas plus égalitaires que nous, c’est qu’il y a des manières de traiter les élèves, des formes d’apprentissage, des formes de connaissances qui s’efforcent un peu plus que nous ne le faisons de ne pas humilier les vaincus. Dans les enquêtes de l’OCDE qui comparent les systèmes scolaires, il y a une question qui est posée aux élèves : "Quand tu ne comprends pas, est-ce que tu demandes au prof ?". Dans la plupart des pays du monde, 85 % des élèves demandent à un enseignant d’expliquer parce qu’ils n’ont pas compris.

En France, il n’y a que 15 % des élèves qui disent " quand je ne comprends pas, je demande aux enseignants " ! Parce qu’on est dans un système où, au fond, l’organisation du mérite et de la compétition commande même les relations scolaires. Sur ce point, il ne s’agit pas de révolution. Il s’agirait de dire qu’il est déjà très injuste que les enfants des catégories les moins favorisées se retrouvent dans les filières les moins favorisées pour avoir les emplois les moins favorisés, il n’est peut-être pas nécessaire de faire à la fois qu’ils soient ignorants et qu’ils soient humiliés.

Justement, en prenant exemple sur les modèle scandinave et anglo-saxon, vous n’ignorez pas que ces modèle scolaires sont le reflet d’une culture et d’une histoire. Comment appliquer ces modèles en France ?

François Dubet : Nous savons tous que le système scolaire va mal, qu’il faut le réformer et que nous pourrions tout simplement regarder un peu comment s’y prennent les autres. Au lieu de rester trop enfermés dans cette image que nous avons d’une société absolument singulière, d’un système scolaire absolument unique, au fond, en étant à peu près convaincus qu’il est toujours le meilleur sauf à des moments dépressifs où l’on se met plus bas que terre, je crois que l’on pourrait avoir des raisonnements un peu pragmatiques là-dessus. Les élèves espagnols, lorsqu’on les teste internationalement à l’âge de 16 ans, parlent mieux l’anglais que les élèves français, alors qu’ils consacrent moins d’heures à l’apprentissage de l’anglais. Cela ne serait pas une insulte nationale que de se demander comment font les Espagnols !

Les élèves australiens ont une plus forte estime d’eux-mêmes que les élèves français. Cela ne serait pas scandaleux de regarder comment font les Australiens ! Par exemple, les Scandinaves ont une scolarité primaire et moyenne dans laquelle il n’y a pas de redoublement. On sait qu’en France, le redoublement est inefficace mais on y tient beaucoup. Cela ne serait pas scandaleux de voir comment font les Scandinaves ! Ce ne serait pas trahir notre société que de se dire que l’on pourrait parfois faire un peu mieux. Bien évidemment, je ne souhaite pas - et je ne pense que cela soit possible - de devenir demain Finlandais, Coréens, etc.

Vous stigmatisez assez souvent les enseignants, notamment sur ce qui se passe dans les salles de professeurs et leurs rapport avec les élèves. Vous parlez de passage du jugement des performances au jugement de personnes. Comment ont-ils réagi à vos idées ?

François Dubet : Le monde des enseignants est un monde extrêmement sensible...

Justement, d’où vient cette extrême sensibilité des enseignants ?

François Dubet : Parce que je crois que le monde scolaire français a été vécu comme étant le centre de la société ayant une légitimité culturelle extraordinaire. Les instituteurs étaient les hussards de la République, les professeurs étaient les témoins de la grande culture et l’école était l’espérance de la société. Je crois qu’aujourd’hui, dans une société où le niveau de consommation culturelle a considérablement augmenté, dans une société où tous les élèves vont à l’école pendant très longtemps, cette espèce d’institution un peu "cléricale" se sent menacée. Il y a un sentiment, au fond, que la place de l’école - alors même qu’elle n’a jamais été aussi puissante - n’est plus ce qu’elle était.

Puis, un autre point extrêmement important qui explique la réactivité très forte des enseignants, c’est que les conditions subjectives de travail sont devenues considérablement plus difficiles. Vous comprenez, faire la classe à des petits paysans en se disant que dans le meilleur des cas, un tiers ou la moitié d’entre eux auront le certificat d’études, ou faire la classe à des lycéens dont les deux tiers étaient des enfants de la bourgeoisie et le dernier tiers des enfants des classes moyennes qui avaient un désir forcené de travail et de réussite, c’était extrêmement facile !

Aujourd’hui, évidemment, vous êtes dans un monde complètement désajusté, c’est-à-dire que tous les élèves sont là, leur rapport à la culture scolaire est loin d’être fixé, les élèves comme leurs parents sont convaincus que faire des études sert à quelque chose mais ils ne savent pas trop à quoi cela les destine. C’est très difficile aujourd’hui de faire la classe. Et quand vous avez ce monde qui, d’une part, a le sentiment d’une chute symbolique, et d’autre part, a des conditions de travail de plus en plus difficiles, évidemment la tendance naturelle, c’est le repli, la défense, fermer le sanctuaire.

Je crois que les problèmes de l’école ne se réduisent pas aux problèmes des attitudes subjectives des enseignants et des élèves. Les enseignants sont pour la plupart d’entre eux des gens généreux.

La question c’est qu’en fait, enseignants et élèves sont dans un piège. Ce piège, c’est l’affirmation continue que tout le monde doit réussir à aller au plus haut, et c’est l’expérience quotidienne que cela ne marche pas. On finit, quand on est élève, par détester ces enseignants qui vous mettent devant des exigences que vous ne pouvez jamais atteindre, et vous avez le sentiment que vous échouez en permanence.

Et les enseignants ont un sentiment parallèle : "J’ai passé un Capes, une agrégation, j’ai un haut niveau de culture et j’ai des élèves très loin de ça." Je crois qu’il faut aujourd’hui sortir de ce piège. Ce qui me chagrine et qui m’inquiète beaucoup, c’est que dans le monde de l’école et autour de lui, c’est que la sortie de cette situation, c’est le retour au passé.

On a eu la méthode syllabique ; aujourd’hui, c’est la grammaire. Il y a des nostalgies de blouses grises, de règlements intérieurs. Je crois que cela est vraiment catastrophique. Soit on s’enfermera dans le piège, soit on finira par dire : "la plupart des élèves n’ont pas leur place à l’école, vous pouvez sortir". Donc, je crois qu’il faut admettre que nous avons changé la nature du système scolaire avec l’égalité des chances méritocratique et l’école de masse. Et même si cela nous fait moyennement plaisir, il faut en tirer les conséquences de manière à ce que l’école soit un peu plus juste, un peu plus efficace, un peu plus vivable qu’elle ne l’est.

Que manque-t-il alors ? La volonté politique ?

François Dubet : Fondamentalement, le problème, je crois, est politique. Toute la difficulté est là. Je prends un exemple que vous allez trouver cruel de ma part : tous les étudiants français acceptent de se livrer à des jeux de sélections extrêmement féroces : classes prépa, mention au bac, mention dans les IUT. Mais si vous dites "je filtre à l’entrée des universités", ce sont des centaines de milliers de gens dans la rue, alors que par ailleurs ces mêmes gens accepteront la sélection féroce. Vous êtes devant un monde où les symboles jouent un rôle essentiel. C’est une première difficulté.

La deuxième difficulté, c’est que si vous considérez aujourd’hui que l’école distribue des gagnants et des perdants, on n’imagine pas aisément que les gagnants vont vouloir changer des règles qui les favorisent. Moi qui ne suis pas un sociologue marxiste, sur l’école, je suis assez "lutte de classes". La violence des intérêts en jeu est très grande.

La troisième chose qui rendra ces réformes difficiles, c’est que le monde de ceux qui échouent à l’école ou qui sont marginalisés ou exclus de l’école considère grosso modo qu’il n’a pas vraiment de légitimité pour intervenir dans un débat scolaire. Ce qui fait qu’un débat scolaire est presque toujours un débat d’experts, d’enseignants, de professeurs, de classes moyennes, d’intellectuels, alors qu’en réalité tout le monde va à l’école. Cela crée des difficultés politiques extrêmement sérieuses. Chacun peut s’accorder sur le fait qu’il y a de grands problèmes, mais en même temps si chacun regarde devant sa porte et ses intérêts, ceux qui s’en tirent pas trop mal ont plutôt tendance à dire "gardons le système tel qu’il est".

Propos recueillis par Gaïdz Minassian

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