Michel Wieviorka : Ecole et particularismes

19 septembre 2006

Extrait de « Libération » du 14.09.06 : Eduquer face aux particularismes

En décrochant de la nation, l’école perd son caractère sacré et n’offre plus l’accès à un imaginaire partagé.

La massification de l’école et, il faut bien le dire, la démocratisation de son accès suscitent, depuis une bonne trentaine d’années, toutes sortes d’analyses sur sa crise et sur les obstacles auxquels se heurte quiconque tente d’y faire face pour la réformer. Les uns insistent sur les dimensions organisationnelles du problème : la modernisation de l’école est empêchée par des blocages qui font du système scolaire un « mammouth », selon le mot de Claude Allègre qui lui fut reproché d’abondance. D’autres s’intéressent plutôt aux enseignants, à leur malaise, à leurs inquiétudes, mais aussi dénoncent la tentation corporatiste qui gagne certains d’entre eux, à leur défense parfois égoïste d’un mode de fonctionnement où ils trouvent quelque avantage, ne serait-ce que pour leurs propres enfants. Certains, encore, font de l’école l’institution paradigmatique de la République défaillante et insistent sur son incapacité croissante à tenir les belles promesses de l’idéal républicain, pourtant marquées sur ses frontons.

Liberté, égalité, fraternité ? Peut-être, en théorie ; mais, en pratique, l’école coproduit la violence qu’elle combat, aggrave les inégalités sociales et, éventuellement, le racisme. Ce qui aboutit, comme dit Georges Felouzis dans un ouvrage au titre explicite, à l’image de l’Apartheid scolaire (éd. Seuil, 2005).

Les principales critiques portent donc, pour l’essentiel, sur les dimensions sociale et républicaine des difficultés de l’institution scolaire. Elles animent d’importants débats, dont le plus récent, relancé par les déclarations de Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, porte sur l’éventuelle suppression de la carte scolaire. Elles sont fondées, même si elles ne peuvent pas s’appliquer uniformément. Mais il faut leur en ajouter une autre : l’école perd son caractère sacré car elle décroche de la nation. Elle est, à l’instar d’autres institutions, comme emportée dans ce phénomène massif qui touche à l’imaginaire collectif : sa mise en cause comme lieu d’identification et de socialisation à la nation. Cela apparaît encore superficiellement si l’on considère, par exemple, l’apprentissage de la Marseillaise ou le traitement par l’école du 11 novembre ¬ quels sont les jeunes qui vont encore, avec leurs maîtres, se recueillir devant un monument aux morts ? Cela se constate bien plus profondément si l’on examine la discipline reine, celle qui, plus que toute autre, a forgé l’imaginaire national : l’histoire.

L’histoire en effet a longtemps été, en France comme ailleurs, le récit national. Elle y est enseignée avant tout dans le cadre spatio-temporel qu’offre l’Etat-nation, quitte à s’intéresser aussi à ce qui s’est joué dans d’autres Etats-nations et entre eux.

Or, depuis une quarantaine d’années, ce cadre est mis à mal et la nation est interpellée, du dedans et du dehors, par des logiques dont certaines sont liées à la poussée des identités particulières et de leurs revendications mémorielles. La société, hier, était dans l’histoire ; désormais, l’histoire et les mémoires sont dans la société ; et, au lieu que l’histoire soit la mise en forme du récit national, elle est incitée, sous la pression des mémoires, à le déconstruire, elle le met en cause. Un jour, c’est le régime de Vichy et sa contribution active à la destruction des juifs de France qu’il s’agit d’intégrer ; un autre, c’est la colonisation, mais aussi la décolonisation ; un autre encore, c’est la traite négrière, sans parler des pressions pour que notre nation reconnaisse tel ou tel crime commis par une autre, le génocide arménien, par exemple.

La nation n’est pas nécessairement affaiblie par cette poussée. Elle peut, via le pouvoir d’Etat, reconnaître la justesse de certaines demandes mémorielles et même essayer de sortir grandie d’une telle reconnaissance. Mais, quel que soit l’effet d’une pression s’exerçant sur elle, elle est obligée de descendre de son piédestal, d’admettre des torts historiques, elle perd en partie son caractère sacré. Dans ces conditions, l’histoire, moins directement sommée d’être un récit national, peut y gagner en sérieux, en scientificité, surtout si elle sait se moderniser et laisser une place importante à ceux des historiens qui vont le plus loin dans cette déconstruction en promouvant une global history ou une world history. Mais, du coup, elle perd elle aussi son aura, le caractère sacré qui la distinguait et qui lui conférait une légitimité et une attractivité particulières. Il en est de même pour la géographie, mais avec peut-être une moindre intensité. Et cette évolution est accentuée par l’importance que revêtent, dans l’expérience juvénile, les médias électroniques, la télévision, l’Internet, eux-mêmes très ouverts à la globalisation, dont ils sont partie prenante dans tous les aspects, culturels autant qu’économiques.

La crise de l’école nous renvoie à un passé où cette institution pouvait fournir une socialisation symbolique, l’accès pour tous à un imaginaire partagé, l’entrée dans une nation. La perte de sens est, là aussi, exacerbée par la mise en avant de mémoires particulières qui sont, elles, chargées de signification. Dès lors, pourra-t-on encore longtemps parler d’une éducation « nationale » comme le veut le nom même du ministère qui en a la charge ?
Michel Wieviorka

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