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L’interculturel à l’Ilet-des-Cordes, dans la ZEP de Cilaos (La Réunion)

29 août 2006

Extrait du « Monde » du 19.08.06 : Les couleurs de l’Ilet à Cordes

Au village de l’Ilet à Cordes, deux hommes à la peau de feu et aux yeux d’eau discutent, assis sur une pierre, sans autre mouvement que celui de leurs lèvres. Une vieille femme bistrée console avec des mots cajoleurs un petit blondinet qui pleure. Deux voisins se croisent et se lancent le salut atone de ceux qui se rencontrent dix fois par jour, depuis des générations.

La rétine enregistre les scènes comme au ralenti. Une voiture passe et réapparaît aussitôt dans l’autre sens. L’Ilet à Cordes, 470 habitants, est au bout de la route. Une longue chaussée qui monte depuis la côte, tournicote pendant 40 kilomètres et 400 virages jusqu’au bourg de Cilaos, puis sinue encore sur 10 kilomètres à flanc de falaise, sous la menace permanente des éboulis, pour atteindre le village. A 1 000 mètres d’altitude, son plateau aux pentes douces se cabre ensuite en reliefs abrupts. Il faut de bons mollets pour explorer plus avant le cirque de Cilaos et son voisin, le cirque de Mafate.
Tous azimuts, le regard se heurte au cercle des montagnes, dont le piton des Neiges, point culminant de la Réunion, à 3 069 mètres. La vue s’échappe vers le bleu de l’océan Indien par une unique faille géologique.

Porte ouverte sur le décor grandiose et le pèlerin de passage, France Rivière, 84 ans, feuillette un catalogue de vente par correspondance : "Les habitants ont de la chance aujourd’hui, ils ont tout sous la main." La vieille dame est la mémoire de l’Ilet. Elle est aussi chargée des relevés pluviométriques. En 1949, jeune femme déterminée, elle avait ouvert une bibliothèque de prêt dans le village encore largement marqué par l’illettrisme. Elle transportait sur sa tête les livres depuis Cilaos. Cette dévotion à la littérature lui vaut aujourd’hui d’être chevalier des Arts et des Lettres.

France Rivière évoque le "temps lontan", le temps d’avant, quand le village vivait encore en autarcie. On y accédait par des chemins que les habitants arpentaient nu-pieds. Les visiteurs fortunés, qui montaient prendre le frais et les eaux, préféraient la chaise à porteurs. Jusqu’aux années 1960, l’anachronique équipage servait encore aux femmes enceintes.

Même le progrès a ahané pour venir jusqu’ici. La piste a été ouverte en 1973 et le bitume posé à la fin des années 1980. "L’eau est arrivée en 1969, la télévision - un unique poste à batterie - la même année, l’électricité à Noël 1979 et le téléphone en 1987", égrène France Rivière.
L’isolement a longtemps été la raison d’être du village : la disgrâce venait s’y cacher. Comme la Réunion a servi de refuge aux misères du monde entier, l’Ilet à Cordes a servi de refuge aux misères de la Réunion. Seuls les infortunés que n’encombraient ni bedaine ni balluchon ont pu gravir ses pentes redoutables, montant toujours plus haut à la recherche de terres, jusqu’à se retrouver coincés dans ce cul-de-sac.

Les premiers habitants furent, au XVIIIe siècle, des esclaves en fuite, les "marrons". Un jeu de cordes permettait de se hisser jusqu’à cet "îlet" ou hameau, lui attachant son nom. Ces hommes et ces femmes payaient cher leur liberté : la faim et l’impitoyable traque des chasseurs décimaient leurs rangs. Après l’abolition de 1848, d’anciens esclaves sans ressources sont à leur tour venus défricher les champs de lave.

Parallèlement, de petits propriétaires ruinés ont fait le même chemin. "Dès le milieu du XVIIIe siècle, la population blanche était déjà largement pauvre. C’est une spécificité réunionnaise qui aura son importance", explique Manuela Lesage, 31 ans. Cette juriste anthropologue étudie depuis deux ans et demi les conflits autour de la terre à l’Ilet à cordes. Les chamailleries autour de quelques arpents sont un point de vue idéal pour jauger cette société agricole de subsistance. Le "colonat", proche du métayage, s’y est pratiqué longtemps : les loueurs reversaient un tiers de la récolte aux propriétaires.

Le grand-père de France Rivière a commencé ainsi, à la fin du XIXe siècle. Habitant plus bas dans le cirque, il a semé la lentille et l’oignon pour le profit d’un autre. Puis le père s’est marié en 1912 et a construit sur place une modeste case. "Les temps étaient durs, c’était la grande misère", se souvient France. Les ventres sonnaient souvent creux.

Cohabitation

Poussés là par une commune nécessité, noirs et blancs ont appris à cohabiter, des règles sociales complexes se sont établies entre les anciens maîtres et les anciens esclaves. « Madame Rivière » explique : « On se rendait visite, on s’invitait pour les grands événements, mais on ne dansait pas ensemble, on se serrait la main mais on ne s’embrassait pas. Petite, mon père m’interdisait de faire la bise à un homme à la peau noire ; »

Dans cet entrelacs de solidarités, de non-dits et d’interdits, les mariages mixtes n’étaient évidemment pas acceptables. Mais cette règle d’airain n’a pas résisté à la promiscuité géographique et sociale. « Avec l’appauvrissement des colons, il n’y a plus eu de hiérarchie entre blancs et noirs et, du coup, la barrière de la couleur n’a plus été infranchissable » explique l’anthropologue Jacqueline Andoche, 50 ans, qui a travaillé sur les populations des « hauts ».

Gérard Rivière, le neveu de France, confirme en montrant son épiderme boucané : « Il y a bien eu du mélange quelque part, je suis là pour en témoigner. » Cet homme de 40 ans se décrit comme un « blanc basané. » Il parle de ses « racines bretonnes » et se revendique également « descendant d’esclave. » sa femme est, elle, issue de l’union entre une blanche et un Indien. A côté, leur fils s’amuse à faire des tours de magie, sa peau indéfinissable semble elle-même sortie d’un miraculeux chapeau, celui du métissage.

Gérard Rivière est parti un temps étudier et travailler sur la côte. « Mais j’aimais trop mes montagnes » soupire-t-il.

Il a repris l’exploitation agricole familiale, s’est lancé dans le maraîchage bio. Il est légitimement fier de son vin. Il a également fondé une association de sauvegarde du patrimoine. Il passe pour une forte tête. "On a toujours considéré les gens d’ici comme des êtres inférieurs, dont il n’y avait pas à prendre l’avis parce qu’ils étaient pauvres. Mais moi, je suis fier que le cirque de Cilaos ait été une terre d’accueil pour les déshérités. Ici, il n’y a pas eu de dominant et de dominé. C’est pour cela que nous avons réussi à vivre en harmonie. Mon père m’a appris à respecter la personne d’en face et j’inculque cela, à mon tour, à mon fils. »

Les ressorts de la mixité

Fief affiché des "petits Blancs des Hauts" mais aussi foyer clandestin de mélanges, l’Ilet à Cordes résume assez bien les ressorts de la mixité à la Réunion. Dans l’île comme dans l’îlet, l’histoire est faite de vagues d’immigrants impécunieux brutalement transplantés dans un territoire jusque-là vierge. Colons français, esclaves malgaches ou africains, "engagés" venus des Indes travailler dans les champs de canne après l’abolition, petits boutiquiers débarqués de Chine ou d’Inde, ont fait un aller sans retour vers ce rocher perdu de l’archipel des Mascareignes.

L’éloignement du pays natal, la diversité des origines et l’exiguïté des lieux - bref, la nécessité - les ont ensuite amenés à composer. "La construction s’est faite par la force des choses. Chacun s’est fait une place", explique l’historien Laurent Hoarau, 32 ans. "Nos ancêtres, sans exception, ont tous été des étrangers à la Réunion", expliquait récemment Paul Vergès, président du conseil régional. Ce qui n’empêchait pas le racisme, tant ce sentiment reste irrationnel.

A sa descente de bateau, chaque nouvel arrivant a subi le dénigrement. Il a essuyé le "moucatage" (la raillerie), une des soupapes de la société réunionnaise. Mais, puisqu’on ne pouvait le jeter par-dessus bord, on s’est serré. Il a encore dû patienter des décennies pour obtenir sa naturalisation. Il a mis à la table commune son plat national. On lui a laissé sa religion pour sauver son âme et ses traditions quand elles ne dérangeaient personne. Il a en revanche abandonné sa langue mais en a glissé quelques mots dans le créole pour signaler sa présence. Il est devenu français, réunionnais, créole, mais est resté, pour mémoire, "yab" ou "petit Blanc", "cafre" (Noir), "malbar" (indien hindouiste), "chinois" ou "zarab" (indien musulman).

Laboratoire

« J’ai grandi dans cette architecture humaine, explique Bachil Valy, 44 ans ; j’allais en classe avec des noirs, des blancs, des chinois et je retrouvais mes semblables à l’école coranique. J’étais étiqueté « zarab » et c’était pour moi naturel. C’était mon héritage culturel. Mais je me suis toujours senti réunionnais. Je considère que l’anniversaire de l’abolition de l’esclavage appartient à mon histoire, que Noël, le Dipavali (fête hindoue) ou le nouvel an chinois font partie de ma culture comme l’Aïd. » Son arrière-grand-père est arrivé, au début du siècle, du Gujarat, et s’est imposé dans le commerce, comme beaucoup de membres de cette communauté. Bachil Valy s’est installé en 1985 à l’Entre-Deux, un bourg des Hauts, semé de jolies cases créoles. Les 6 000 habitants sont principalement des petits-blancs.

En 2001, les électeurs ont pourtant porté le « Zarab » à la tête de la municipalité. « Mon inégration, ici, s’est faite naturellement. Mais ça s’est gâté quand je suis entré en politique. Toute la campagne électorale a beaucoup tourné autour de mon identité, du rejet d’une communauté plutôt que d’un homme. » Le candidat a cependant été élu. « Aussitôt, je n’ai plus eu de souci. J’ai été respecté dans mes fonctions. »

Lors d’un congrès à Paris, Bachil Valy s’est laissé dire qu’il était le seul maire musulman de France, hors Mayotte. Il en est fier, comme d’une réussite individuelle et collective. L’île avait déjà la plus ancienne mosquée du pays, celle de Saint-Pierre, édifiée en 1905. « Notre mixité est un modèle, un laboratoire dont on peut s’inspirer ailleurs dans le monde » dit-il.

Un laboratoire : le généticien François Cartault y a pensé, après trente ans passés à soigner des patients de toutes origines et à découvrir des mutations rares qu’on ne retrouve qu’au Cameroun ou au Natal. En 2003, ce scientifique a entrepris une recherche auprès de 600 volontaires issus des différentes communautés. Il a effectué sur chacun un prélèvement d’ADN.

Le dépouillement n’est pas encore achevé, mais les premiers résultats apportent une nouvelle preuve par les gênes du brassage des populations. « C’est un endroit unique au monde pour sa diversité. Le mélange s’est fait d’emblée. Chez les petits blancs, par exemple, on trouve des influences africaines beaucoup plus importantes que ce qu’on a pu dire ». Comme pour rappeler que les femmes des premiers colons blancs, au milieu du XVIIème siècle, étaient des esclaves de Madagascar.
Les Réunionnais appartiendraient donc largement à la seule composante qui n’existe pas officiellement dans l’île : les métis. La loi républicaine interdit de mesurer le poids respectif des communautés. Mais, finalement, quelle valeur aurait un tel découpage au vu de l’imbroglio génétique que révèle à François Cartault un simple échantillon de salive ?

L’affichage ethnique est dès lors plus de l’ordre du ressenti que du réel. « L’appartenance dépend un peu du nom de famille, un peu de la couleur, un peu du lien généalogique. Il est un peu déterminé par la société, un peu du choix de chacun » explique l’ethnologue Emmanuel Souffrin installé depuis vingt ans dans l’île. Ce métropolitain anime notamment des séminaires sur la connaissance de la Réunion. Il constate, comme François Cartault, le travail des insulaires sur leurs origines. Les jeunes générations se montrent les plus avides. La pauvreté avait poussé les aïeux vers le creuset créole. La relative prospérité actuelle incite leurs descendants à un retour imaginaire. « Les gens veulent savoir d’où ils viennent » constate François Cartault.

Retour aux sources

Un musée des civilisations est en projet pour assouvir cet appétit. Les recherches généalogiques se multiplient. Les sites Internet communautaires fleurissent. "Rasine Kaf" (Racines noires), une association créée en 1998, travaille sur la mémoire africaine et malgache. "La recherche est culturelle, non politique", assure Manuela Lesage, qui en est membre. Les jeunes Chinois s’investissent dans des fêtes traditionnelles négligées, comme le Guan Di. La culture tamoule connaît un regain. Apparaît également un islam fondamentaliste, venu des caves de métropole et des madrasas du Pakistan.

Ce phénomène de retour aux sources a été baptisé "communalisme". Pour ne pas dire "communautarisme". "Toute la discussion est de savoir si cela menace ou non le fondement de la société créole", se demande Emmanuel Souffrin. Bachil Valy, lui, ne s’en inquiète pas : "Le problème des banlieues en métropole tient pour beaucoup à la perte d’enracinement. Il faut se connaître, se respecter soi-même pour respecter les autres." Les tentatives de récupération politique ont, jusqu’à présent, échoué à la Réunion et, quand un démagogue lorgne une clientèle ethnique, ses adversaires n’ont aucun mal à lui opposer ses ascendances bigarrées.
"Trop mélangé, trop tard", assure François Cartault. Un samedi après-midi dans les rues de Saint-Denis confirme ce verdict. Toutes les complexions y sont représentées, comme un nuancier de l’humanité. Les jeunes gens ne se cachent plus pour vivre des amours métissées. Emmanuel Souffrin, en bon ethnologue, explique qu’"il y a les codes, et l’interprétation des codes". De cette interprétation déviante, buissonnière, est aujourd’hui issu un improbable kaléidoscope. "Le monde est réunionnais", affirme un slogan, sans excessive forfanterie.

Et la palette ne cesse de s’enrichir. Des émigrés venus des Comores ou de Madagascar affluent aujourd’hui. Ils subissent les remarques malveillantes, comme avant eux tous les primo-arrivants. "Comores déor", lit-on sur certains murs, comme on lisait, il y a vingt ans, "Zorèy déor" à l’intention des métropolitains.

Même ces derniers finissent par s’intégrer. Contrairement aux autres strates, ils arrivent souvent par le haut de la société. Au début, ils s’enferment entre eux dans les villas de Saint-Gilles, la grande station balnéaire. Parce qu’ils sont en France, ils se croient en pays conquis. Et puis ils se dissipent dans la population, se retrouvent à cuisiner le cari. Ils étaient venus pour cinq ans et y sont encore après vingt années. Leurs enfants se mettent à dire "moin" (je) et "néna" (il y a) dans la cour de récréation, comme les vrais insulaires qu’ils sont devenus.

Le créole, « nout lang »

Tant, à la Réunion, manier le créole est le premier signe d’appartenance insulaire. "Nout lang" est omniprésente dans la rue et dans les familles. L’humour, ici, ne peut se concevoir qu’avec cette syntaxe tourneboulée et ces mots piratés. "C’est le lien social, un marqueur d’identité. Cette langue est née pour intégrer. Elle est porteuse d’un rapport à l’autre, d’un découpage du monde", estime l’écrivain Axel Gauvin, 62 ans, président du tout nouvel office de la langue créole, qui milite notamment pour son enseignement.

De tradition orale, le créole est par essence, par naissance, égalitaire puisqu’il a servi à la communication entre les maîtres et les esclaves. Selon l’historien Laurent Hoarau, "on trouve les premières traces dans des procès-verbaux d’esclaves au début du XVIIIe siècle". Le français, langue de l’administration et de l’éducation, est plus élitiste. "Le français hiérarchise, le créole unifie", résume Axel Gauvin, qui peut comparer ces langues pour les manier alternativement dans son oeuvre romanesque, théâtrale et poétique.

Or le créole est aujourd’hui malmené par le français, plus adapté à la modernité qui a saisi l’île depuis trente ans. Au-delà du militantisme linguistique, Axel Gauvin redoute que cette substitution ne soit porteuse d’un bouleversement social. Ce que confirme Gérard Rivière, le paysan de l’Ilet à Cordes : "Si vous m’ôtez le créole, vous faites de moi un cul-de-jatte à qui vous dites : "Lève-toi et marche !" Le créole est la langue commune adoptée par tous les peuples qui ont échoué ici. Il faut le conserver."

Alors le métissage peut-il se poursuivre en français ? La question vaut à la Réunion et plus encore en métropole. En visite dans l’île, Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur, a vanté les mérites du modèle local. Quelle revanche ! Après avoir expédié dans l’océan Indien ses gens de peu, prostituées, mendiants, paysans sans terre, artisans sans labeur, y avoir séquestré des esclaves et exploité des Indiens miséreux, la vieille France imbue de sa supériorité se retrouve confrontée aux tiraillements communautaristes. Elle ne sait comment bricoler sa société multiculturelle et comment fixer les seuils de tolérance. Et voilà qu’elle se tourne vers cette île oubliée où un ramassis d’indésirables ont su trouver depuis longtemps une manière de vivre ensemble. Car, au fond, comme l’explique Gérard Rivière : "Ici, on n’est pas tous pareils, mais qui ça dérange ?"

Benoît Hopquin

Nota : « Le Monde » a également publié des articles sur la Nouvelle-Calédonie , La Guadeloupe et « Dans la ZEP de Twenke-Taluwen, en Guyane » , dans le cadre d’une série de 6 excellents articles sur «  Les confins de la République  »

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