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Reportage du Monde dans la ZEP de Twenke-Taluwen en Guyane

17 août 2006

Extrait du « Monde » du 17.08.06 : Guyane : les hussards du Maroni

Le jour se lève sur la forêt guyanaise, réveillant un à un ses mille verts. Le brouillard matinal s’estompe doucement, laissant des lambeaux de gaze accrochés aux cimes des arbres. Les premiers chants des oiseaux, les premières stridulations des insectes se mêlent aux premiers appels des hommes de Taluen. Ils sont bientôt couverts par le ronronnement d’un moteur de pirogue. La longue embarcation glisse sur le fleuve et vient s’échouer mollement sur la berge. Sur les flancs bleus de l’esquif sont inscrits deux mots : "transport scolaire."

En descendent une douzaine d’enfants, le torse cuivré, les pieds nus, vêtus du "kalimbé" rouge - le pagne traditionnel des Amérindiens wayanas. Les cahiers dans une main, le repas dans l’autre, les gamins gravissent la pente qui mène à l’école, laissant leur sillage dans la rosée. D’autres pirogues arrivent, de l’amont et de l’aval, et déchargent leur cargaison juvénile.

L’école de Taluen est au centre du village, posée sur une pelouse. L’architecture s’inspire de l’habitat traditionnel. La frontière entre intérieur et extérieur y est imprécise. Les classes sans porte, sans vitre et presque sans mur avalent goulûment le moindre souffle d’air frais. La cour de récréation n’a pour limites que le fleuve aux eaux lourdes d’un côté et la forêt impénétrable de l’autre. En cette fin de saison des pluies, le ciel se déchire régulièrement et libère des cataractes qui s’abattent sur la tôle, rendant la leçon à peine audible.

Les cours sont dispensés le matin. L’après-midi, les gamins troquent le "kalimbé" - imposé par le règlement scolaire - pour un short. Ils entament alors d’interminables matches de football ou se rivent à leur Game Boy.

Taluen et sa voisine Twenke comptent au total 300 habitants, et 88 élèves sont inscrits à l’école primaire. La population est exclusivement wayana. Seul fait exception un "garimpeiro" (chercheur d’or) brésilien qui s’est retiré là. Il raconte le travail harassant dans les campements d’orpaillage tout proches, les passages à tabac, les tortures même. Des hommes sont morts pour avoir voulu dissimuler une pépite, d’autres au contraire pour s’être trop vantés de leur fortune.

L’homme du Mato Grosso se sait à l’abri à Taluen. Les patrons de l’orpaillage ne s’aventurent guère dans les tribus amérindiennes. Ils n’y sont pas bien reçus, accusés de détruire la forêt, de polluer le Maroni avec le mercure et la terre qu’ils tamisent jour et nuit.
"L’eau était plus claire il y a quelques années, aujourd’hui, elle est devenue trouble. Les orpailleurs la salissent et le poisson est toujours plus difficile à trouver", constate Touenke Amaï Petit, 60 ans, "gran man" (chef) des Wayanas, dont la maison avance ses pilotis au ras du courant.

Pédagogie et intendance

Dans le village, vivent aussi quatre instituteurs métropolitains. Trois d’entre eux, Vincent Geffard, 27 ans, le directeur de l’école, Emilie Portal, 27 ans, et Morgane Foret, 25 ans, bavardent sur la véranda, autour d’une bière du Surinam. Ils parlent pédagogie et intendance. Ils discutent d’un projet de bibliothèque et du robinet d’eau potable devant l’école, le seul du village, qui délivre depuis quelques jours un filet turbide. De l’échange scolaire prévu avec les enfants de Loca, en aval, et des cinq litres d’essence, le sang du fleuve, qu’il faudra demander à chaque parent pour affréter la pirogue.

Entre deux hamacs, pend un linge qui ne séchera jamais vraiment par 90 % d’humidité dans l’air. Un réfrigérateur, une chaîne hi-fi ou un ordinateur ne résistent pas plus de trois ans à l’étuve. Pour les hommes, c’est variable. Il y a ceux que le pays revigore et ceux que le palu terrasse, ceux que la gentillesse des Indiens subjugue et ceux que la moisissure du temps rebute, ceux qui se trouvent et ceux qui se perdent. Certains postes peuvent rester vacants plusieurs mois, faute de candidat, et il faut parfois abaisser le niveau requis pour les pourvoir. Mais si beaucoup désertent après quelques années, c’est surtout sous le coup du vertige, saisis par la peur de ne plus être capables de faire demi-tour. "J’ai l’impression qu’ici tu restes cinq ans ou toute la vie", résume Vincent.

Ils évoquent leur présence d’abord comme une aventure personnelle. "Ici, c’est l’exotisme républicain", plaisante Morgane Foret. Ils veulent apprendre autant qu’enseigner. S’éprouver un peu aussi dans cet environnement particulier. Les villages sont isolés, sans télévision ni radio. La dernière gendarmerie est à Maripasoula, à plusieurs heures de pirogue en aval. Des rapides, les "sauts", rendent la navigation périlleuse, surtout à la saison sèche quand les roches affleurent la surface. Fin juin, une pirogue du rectorat, en visite d’inspection, s’est renversée dans les terribles remous de Poligoulou. Ses dix passagers en ont été quittes pour une immense frayeur.

Sur le haut Maroni, le courant électrique est soumis aux aléas du groupe électrogène ou des panneaux solaires. Les cabines de téléphone satellite n’ont pas tenu trois mois sans maintenance. Le courrier peut attendre des semaines, en poste restante, à Maripasoula. Tout voyageur se retrouve très vite facteur, faisant suivre lettres, colis ou messages d’une place à l’autre.

"Les gendarmes passent, les médecins passent, le sous-préfet passe", constate Emilie Portal. Eux, les enseignants, restent. "Nous sommes un peu comme les instituteurs de la IIIe République qui débarquaient dans les campagnes", explique Vincent Geffard.

A Twenke-Taluen, ces hussards débrouillards figurent la France. Avec peut-être le drapeau tricolore qu’un sous-préfet a naguère offert au chef du village et qui pend tristement délavé à sa hampe. Avec, éventuellement, le dispensaire moussu et sous-équipé, aux étagères chargées de bocaux contenant des serpents lovés dans le formol, où un infirmier règle les urgences avec sa maigre pharmacie

La France reste ici une nouveauté, parfois une étrangeté. A Maripasoula, il faut faire viser une autorisation avant d’entrer en pays amérindien, dans ce qui était, jusqu’en 1969, le territoire de l’Inini. Cette immense zone a longtemps dérogé au droit commun. On y respectait les règles ancestrales des six tribus autochtones. Le père de Touenke Amaï Petit a accepté d’abandonner ce statut particulier en échange de promesses de modernité. D’où une relation ambiguë à la Nation résumée par l’actuel "gran man" : "Etre Français permet d’avoir l’école, l’électricité et l’eau potable, c’est bien. Avant il n’y avait rien et les jeunes partaient trouver ailleurs le confort. Mais, ici, c’est la terre wayana ».

L’immense zone, dont l’intérieur n’est guère investi que par les chasseurs, les orpailleurs et les légionnaires, est bornée à l’ouest par le Surinam, au sud par le Brésil. Mais ce découpage géopolitique est dérisoire, tracé à la serpe dans l’inextricable forêt. Il prétend faire du fleuve, cet axe vital qui a toujours relié les populations, une frontière qui les déchire. Folie administrative ! Les cartes d’identité et les titres de résidents distribués depuis trente ans sont d’abord vus comme des mots de passe permettant de circuler sans tracasserie. "Les gens ne comprennent rien aux papiers", constate Vincent Geffard.

Les Wayanas continuent de naviguer, d’habiter, de se marier d’une rive à l’autre. On fait ses courses au Surinam. On se soigne en France. Anapaïke, côté surinamais, est un comptoir où viennent s’approvisionner en essence et en vivres Indiens et orpailleurs. A Antecume Pata, côté français, se trouve le seul dispensaire digne de ce nom sur le haut-Maroni où, le jour de la tournée du médecin, on vient des deux côtés se faire ausculter.
Jusqu’aux années 1970, c’était l’inverse. La rive surinamaise était mieux dotée que la rive française. Les Indiens allaient étudier à Anapaïké. Dans les années 1950, des pasteurs américains y avaient ouvert un établissement religieux et enseignaient la Bible traduite en wayana. L’institution a fermé lors de la guerre civile qui a déchiré le pays au milieu des années 1980.

"Avec la fin de l’école, le village a commencé à perdre sa population, qui est passée de 700 à 150 habitants", explique Pelenapin Miep-Ipumachi, chef du village d’Anapaïké. Beaucoup d’habitants, ici, ont une carte de résident français et envoient leurs enfants étudier de l’autre côté. Ils finissent par s’y installer. " Face à la pègre des chercheurs d’or, les Indiens se sentent également plus en sécurité côté français. Ici, la police a demandé à n’être dérangée qu’en dernier recours", regrette le "gran man".

Encore quelques heures de navigation vers l’amont, tantôt bercé sur un fleuve limoneux large comme un lac, tantôt précipité dans des rapides, et c’est Pilima, le dernier village français sur le fleuve. Avant d’y arriver, il faut franchir un "saut" particulièrement acrobatique. Cette barrière naturelle a poussé l’Education nationale à ouvrir une structure qui ne compte qu’une vingtaine d’élèves, dans ce village de 45 habitants - 110 avec les hameaux alentour.

"Il faut mouiller sa chemise pour me trouver", s’amuse Daniel Dutant. L’instituteur n’est pas mécontent de cette douane d’écumes qui le sépare de l’aval et de "la folie des hommes". A 50 ans, il est de ceux qui se sont laissé envoûter par le pays. Après un premier séjour sur le fleuve entre 1985 et 1993, il est retourné en métropole et en est revenu à toutes jambes. Il a fait plusieurs étapes sur le Maroni, le remontant comme un saumon, s’enfonçant chaque fois plus avant dans la forêt, mu par l’obsession "d’être le plus loin du monde dit civilisé".

En 1999, il a amarré sa pirogue à Pilima, s’est installé là avec sa femme Isabelle, 38 ans, également institutrice, et leurs trois enfants. "Parfois je me pose des questions sur les raisons qui me poussent à rester, admet-il. Alors, je descends à Maripasoula, je regarde la télévision et je reviens rassuré."

Les visiteurs sont rares et le couple, solitaire mais nullement misanthrope, sort volontiers le Nescafé quand il en est un qui se présente. Au village, les deux instituteurs jouent les premiers secours, l’antenne administrative, les scribes. L’anar en cavale s’offusque qu’on fasse de lui une sentinelle de la République, un héritier des "instits" de Jules Ferry. "Les vrais hussards sont dans les banlieues car il faut y rester, là-bas. Moi, je me sens plutôt comme un déserteur."

S’il veut bien inculquer le français, le calcul et la lecture à ses élèves, Daniel Dutant refuse d’être le propagateur de la bonne parole civilisatrice. Il a vu avec inquiétude "l’argent déstructurer en dix ans cette société". Chaque début de mois, il regarde navré les habitants descendre à Maripasoula toucher le RMI et les allocations, puis en boire une partie avant de revenir. "L’alcoolisme devient un problème, constate-t-il. Les cas de suicide se multiplient également. C’est une société dans l’entre-deux. Ils veulent avoir accès à un certain monde, c’est normal, mais ils ne doivent pas abandonner le leur."

L’instituteur s’est épris des Indiens et pratique leur langue. A la fin de la maternelle, il apprend aux enfants à lire et à écrire en wayana, avant de leur enseigner le français en cours préparatoire. Il n’est pas le premier à avoir ainsi adapté sa formation à la spécificité du lieu et à sa tradition d’oralité. L’Education nationale l’a compris aussi. Elle a formé des Indiens comme médiateurs culturels, qui servent de passerelles entre les deux mondes.

Le recteur, Jean-Michel Blanquer, un baroudeur affable venu des études latino-américaines, soutient ces adaptations. Mais il garde en mémoire ce que lui a dit un jour le grand chef Touenke : "Ne cherche pas à apprendre à mes enfants ce que je leur apprendrai mieux que toi. Apprends-leur ce qui leur permettra d’accéder au monde des Blancs."

"L’enseignement sur le fleuve appartient à la fois au XIXe et au XXIe siècle, poursuit le recteur. Au XIXe siècle en ce qu’il offre à chacun le droit à l’éducation. Au XXIe siècle en ce qu’il impose que les enfants se sentent respectés dans leurs origines, qu’ils sachent d’où ils viennent et où ils vont." Alors la France a saupoudré ses classes sur le Maroni comme la semeuse de Larousse.

Pour combler son retard et suivre l’explosion démographique, l’Education nationale en inaugure chaque année de nouvelles, n’attendant même pas que la peinture soit sèche et les logements de fonction achevés. Près de 3 400 enfants, Amérindiens en amont, Noirs en aval, sont ainsi inscrits sur le fleuve. Une dernière zone grise persiste sur la carte, à Providence, où entre 100 et 300 enfants issus de tribus noires ne sont toujours pas scolarisés. Le terrain de la future école est cependant défriché.

Déracinement

Des voix se sont élevées contre cette lente imprégnation. Celle d’André Cognat fut une des plus tonitruantes. Cet ancien métallo s’est gavé, toute son enfance, de livres de voyage, avant de décider de vivre à son tour l’aventure. En 1961, à 23 ans, il est parti à la rencontre des Amérindiens. C’était encore l’époque de la pagaie, des arcs, de l’herminette. L’espérance de vie ne dépassait pas 40 ans, contre 70 aujourd’hui. "Ils composaient avec les difficultés de leur monde mais au moins ils le connaissaient."

L’ouvrier était parti pour un an. Il en est à trente-cinq. Tout ce temps, il a vu la présence française lentement remonter le fleuve. Il a d’abord tenté de s’y opposer, s’est insurgé contre la campagne de francisation des populations. "Il aurait mieux valu créer une entité amérindienne", estime-t-il. Aujourd’hui, il peste contre les enfants qu’on sort de leur village à la fin du primaire et qu’on expédie au collège à Maripasoula, la cité des orpailleurs, dégorgeant de violence et de rhum. Les gamins déracinés succombent à l’alcool dès la sixième. Ils sont hébergés dans des familles d’accueil qui parfois les exploitent. On n’envoie plus les filles, de peur de les voir revenir enceintes. Un collège en pays amérindien est actuellement à l’étude pour éviter cet arrachement.

Pour le lycée, il faut aller plus loin encore sur la côte, à Saint-Laurent-du-Maroni, un ailleurs dont on ne revient guère. A 68 ans, André considère "le contact avec le monde occidental comme irréversible". Simplement, il aimerait que "les Indiens aient une parfaite connaissance des deux sociétés et qu’ils fassent leur choix". Les instituteurs ne disent pas autre chose, qui refusent d’être pris pour des bourreurs de crâne. A Cayodé, sur un affluent du Maroni, le Tampok, Jean-Baptiste Colin, 26 ans, estime bien agir. "Nous ne faisons que proposer, estime cet instituteur qui a une formation d’ethnologue. Et puis, il y a cinquante ans, la paysannerie française était différente. Etait-ce mieux, était-ce moins bien ?"
Pourquoi l’éducation ne serait-elle pas ici le plus qu’elle est ailleurs ? Opoya Aimawale, 32 ans, a été scolarisé jusqu’en seconde à Saint-Laurent-du-Maroni. A son retour, il s’est rendu compte de tout ce que son peuple était en train de perdre, de "toutes les vies cassées" qui l’entouraient. Il a aussitôt créé une association, Caway, dans le but de promouvoir la culture wayana. Il a relancé l’artisanat et recueilli auprès des anciens les secrets perdus des pigments naturels. Il tente de faire renaître des fêtes traditionnelles. Il milite pour que les Wayanas aient leur propre commune et ne dépendent plus de Maripasoula. "Mais nous, les Indiens, nous manquons encore de gens informés capables de nous défendre efficacement."

Employé du parc national de Guyane, il est impliqué dans la lutte contre l’orpaillage sauvage. Il se bat pour préserver le droit de chasse dans le parc, s’insurge contre ces frères qui ne se nourrissent que de conserves. "Depuis une dizaine d’années, il y a eu une course vers la vie moderne, vers l’argent. On a fait un peu n’importe quoi."

Véronique Malicoumane, 18 ans, a également saisi les bénéfices mais aussi les limites du monde vers lequel se rue son peuple. La petite-fille du chef Touenke a étudié jusqu’au bac avant de revenir en pays amérindien. Son séjour sur la côte lui a fait perdre tout sentiment d’infériorité. Elle se dit fière de la culture wayana. Aujourd’hui, la jeune femme saute au collet des touristes qui payent les villageois pour les filmer : "Ils se moquent d’eux, les méprisent."

Elle regarde également avec suspicion les officiels qui convient son grand-père à Maripasoula, Cayenne et même Paris, se font photographier en sa compagnie, eux en costume-cravate et lui en tenue traditionnelle. Elle n’est pas sans y trouver des relents coloniaux. Son père parle mal le français. Il ne peut toujours pas discerner la condescendance derrière certains propos chaleureux. Véronique, elle, ne la saisit que trop bien.

Benoît Hopquin

Nota : « Le Monde » a également publié des articles sur la Nouvelle-Calédonie et La Guadeloupe dans le cadre d’une série de 6 articles sur « les confins de la République ».

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