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Une pierre inhospitalière dans un quartier sensible (Journal d’un Cpe en REP+)

22 décembre 2021

JOURNAL DE BORD D’UN CPE EN REP +
Une pierre inhospitalière
Entre la préparation de la visite de mon inspectrice dans le cadre du protocole Parcours Professionnels Carrières et Rémunérations (PPCR) et la difficulté de certaines journées au collège qui donnent juste envie de s’évader loin de toute cette violence et cette souffrance, je préfère parfois aller courir pour oublier et faire le vide. Etienne Klein écrit à propos des bienfaits de la course à pied : « Après une bonne séance d’entraînement, on retrouve certes son point de départ, mais on n’est plus dans le même état : quelque chose s’est modifié en soi, jusque dans la chimie de son cerveau ; je dirais même que quelque chose s’est élevé ou redressé. Autre rapport au monde, au temps, aux choses, à soi. Légèreté nouvelle, apaisante, du corps et de l’âme »1. Je ressens de plus en plus ce besoin de « légèreté nouvelle, apaisante, du corps et de l’âme », ce qui me fait penser qu’il faudra, dans un proche avenir, que je quitte l’éducation prioritaire.

Ce sentiment est corroboré à un incident qui m’est arrivé récemment dans le cadre de mon travail. Celui-ci pourrait paraître anecdotique, mais il ne cesse de me questionner sur le sens de mon travail. Invité à participer à une réunion dans le centre social le plus proche du collège, j’ai croisé à mon retour un groupe d’une quinzaine de jeunes dont certains étaient des anciens élèves. L’un d’entre eux, surpris de me voir dans ce quartier sensible, cria mon nom en direction du reste groupe. Une poignée de secondes plus tard, je reçus un projectile au niveau de mon épaule lancé suffisamment fort pour me blesser si je l’avais pris dans la tête. Visiblement, je n’étais pas le bienvenu dans cet endroit qui ne se trouvait plus dans le périmètre visible du collège. La colère et l’incompréhension ont vite pris la place du sentiment d’insécurité. Ce geste de rejet venait d’ébranler mes certitudes, mais surtout le lien de confiance que j’avais réussi à tisser avec certains jeunes du quartier. J’avais la triste impression d’avoir vécu professionnellement dans une « illusion éducative » où les mots respect, dialogue, compréhension, émancipation avaient toute leur place. Pourquoi ce geste ? Cette pierre lancée m’a rappelé ce passage de Spinoza : « Si par, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon suivante : Si, en effet, elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c’est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront : pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s’est levé parce que la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s’agiter, et que l’homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau, car ils ne sont jamais à court de questions : Pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-là ? Et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance »2.

Comment dans ma situation sortir de « cet asile de l’ignorance » dans lequel il serait bien commode de se réfugier ? La sociologie, injustement accusée d’être dans une « culture de l’excuse » par certains hommes politiques, apporte pourtant des éléments d’explication. Je ne vais pas revenir sur le concept de « capital guerrier » que j’ai déjà évoqué dans des articles précédents mais le recours à Thomas Sauvadet me paraît salutaire pour comprendre ce geste. Tout d’abord, je me situais dans un territoire qui n’était pas le mien mais celui de ces jeunes. Un territoire devenu leur « enclave protectrice » : « Ce territoire représente le support identitaire primordial de leur groupe. D’abord parce qu’il est leur principal lieu de vie. Les jeunes en question le quittent rarement, ils ne partent par exemple presque jamais en vacances… Les enfants (qui vont à l’école primaire de la cité) et les chômeurs qui s’enfoncent dans la consommation de drogues n’en sortent parfois que de manière exceptionnelle. « Tenir les halls » ou « les murs », « prendre racines », « galérer », « rouiller », « chauffer l’béton », autant de termes qui désignent le sentiment d’ennui et d’ancrage territorial. Ce territoire devient le symbole d’une sorte de « communauté villageoise » : tous les « jeunes de la cité » se connaissent et font front commun face à un environnement jugé hostile. Le territoire de la cité devient pour eux une enclave protectrice »3. Ensuite, je représentais par ma présence une institution qui n’a pas réussi à les « émanciper » de leur condition de « jeunes de cité » et qui n’a pas su les accueillir de « manière hospitalière ».

Dans un article très intéressant, Eirick Prairat définit ce qu’il entend par hospitalité lorsque l’on parle d’école. Il évoque notamment la dialectique de l’École-lieu de vie et de l’Ecole-institution : « En tant que lieu de vie, l’école doit offrir aux élèves un espace d’initiative, elle doit leur octroyer la liberté d’aménager leur vie quotidienne pour qu’ils puissent donner formes aux activités studieuses qui sont les leurs. En tant qu’institution, elle exige d’eux une loyauté à des règles qui préfigurent la vie civile »4. Il évoque également le concept de « convivance » emprunté à Corinne Pelluchon : « La convivance scolaire injecte de la convivialité, elle instaure le groupe en une véritable communauté d’étude. Elle est le désir et le plaisir d’étudier ensemble »5. Il ne me semble pas que mon collège ait réussi à faire une place à ce concept de « convivance » ni à une « École-lieu de vie ». Nous essayons tant bien que mal d’assurer une « École-institution », mais en oubliant le versant « lieu de vie », nous perdons cette notion d’hospitalité en considérant les élèves comme des étrangers, nous ne parvenons pas à rendre ce lieu habitable : « L’école, en tant que lieu de vie, invite les élèves à prendre part à la mise en œuvre des dispositifs que requiert la vie studieuse. Il s’agit, pour le dire d’une phrase, de rendre l’école habitable en donnant à l’élève un pouvoir qui lui donne prise sur son quotidien. Car habiter un lieu, c’est se l’approprier ». Un élève doit pouvoir dire en son for intérieur : » c’est école c’est la mienne » »6.

Cette pierre lancée dans ma direction est un acte particulièrement inhospitalier. C’est l’expression d’un rejet, d’une colère, d’une haine. Elle est la réponse à un accueil insuffisamment hospitalier de la part d’une institution scolaire en souffrance qui peine à promouvoir « une société républicaine, démocratique, laïque et pluraliste »7. Alors que faire ? Peut-être faut-il continuer à assurer son métier le plus honnêtement possible comme le suggère Rieux, l’un personnage de La Peste de Camus. Alors que l’épidémie de peste fait rage dans la ville d’Oran, que les morts augmentent quotidiennement, le docteur Rieux continue de lutter chaque jour contre ce fléau. Il ne se considère pas comme un héros, il agit juste avec honnêteté et c’est ce qui le fait tenir : « C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté.

Qu’est-ce que l’honnêteté ? dit Rambert, d’un air soudain sérieux.

Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier »8.

Bonnes vacances à tous !

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1 Klein, Etienne, L’Esprit du corps, Paris, Robert Laffont, 2021, p. 11.

2 Spinoza, L’Ethique, Appendice, Première partie.

3 https://www.cairn.info/revue-herodote-2004-2-page-113.htm

4 https://www.erudit.org/fr/revues/ethiqueedufor/2018-n5-ethiqueedufor04017/1052445ar.pdf

5 https://www.erudit.org/fr/revues/ethiqueedufor/2018-n5-ethiqueedufor04017/1052445ar.pdf

6 https://www.erudit.org/fr/revues/ethiqueedufor/2018-n5-ethiqueedufor04017/1052445ar.pdf

7 https://www.erudit.org/fr/revues/ethiqueedufor/2018-n5-ethiqueedufor04017/1052445ar.pdf

8 Camus, Albert, La Peste, Paris, gallimard, 1947, p. 132.

Extrait de educateurequitable.wordpress.com du 22.12.21

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