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Pauvreté en expansion mais moins visible : l’exemple de l’éducation

20 mai 2006

Extrait du « Monde » du 19.05.06 : Les inégalités deviennent moins visibles

Le chômage endémique, la pauvreté, l’exclusion, les discriminations, le sentiment de précarité, les inégalités croissantes... la France sociale est en crise. Quelles en sont les causes ? Ce débat a fait l’objet de plusieurs tables rondes à Grenoble. En voici un résumé.
Un constat fait l’unanimité entre les participants : la société a changé et de nouvelles inégalités se sont créées. Mais ensuite, les divergences commencent.
D’abord sur l’ampleur et le caractère inéluctable du phénomène.
Robert Castel, sociologue de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), résume le mal. Tout provient, à ses yeux, du bouleversement du statut de l’emploi. Le CDI était, hier, général. C’est à lui que s’attachait l’ensemble des droits (retraite, santé, logement...), il formait "le socle de la cohésion sociale". Or de CDD en intérim, de temps partiel en stages, de l’emploi aidé au CNE, de nouvelles formes de travail se sont multipliées et le CDI devient "une espèce en voie de disparition". Naît un salariat neuf, que Robert Castel nomme le "précariat". Nous sommes menacés d’"une sortie par le bas" de la société salariale.

"Ce n’est pas inéluctable", conteste Dominique Méda, philosophe du Centre d’études de l’emploi. "Une sortie par le haut est possible", dit-elle en référence aux pays scandinaves dont la stratégie passe par un investissement massif dans l’éducation et dans la recherche d’emplois de hautes technologies. Dominique Méda concède "une dualité" du marché du travail : si certains salariés voient leur situation se dégrader, d’autres voient la leur s’améliorer.
Mais dans quelles proportions ? Pour Emmanuel Todd, démographe (INED), "80 % de la population souffre en France". Une fracture s’est ouverte entre cette vaste majorité et les 20 % de classes supérieures. Elles seules profitent d’une économie mondialisée, mais elles continuent d’imposer une politique économique de libre-échange. La pression due à cette "restratification" va faire exploser le système social français. La seule solution, selon Emmanuel Todd, est de renoncer au libre-échange et d’imposer "un protectionnisme européen".
Cette vision schématique d’un renouveau de la lutte des classes constitue la seconde source de divergence d’analyse.
Pour Thomas Piketty, économiste de la EHESS, "il est d’abord faux de dire que tout allait bien à l’époque des Trente Glorieuses et que l’ascenseur social fonctionnait parfaitement". Il rappelle que l’industrie textile a perdu trois fois plus d’emplois entre 1950 et 1975 qu’entre 1975 et aujourd’hui. Surtout, il avance une analyse différente sur le fond : "Le problème social n’est pas tant que toutes les inégalités croissent, c’est qu’elles deviennent moins visibles." Le filet de protection sociale n’opère plus parce qu’il n’est plus adapté.

L’éducation est le bon exemple : chacun croit pouvoir aujourd’hui accéder aux études supérieures mais en réalité non, car les enfants moins favorisés se heurtent à des montagnes de "difficultés insidieuses", et cette barrière concrète "provoque des frustrations terribles". Pour l’abattre, il ne suffit pas de protester pour l’égalité des droits, d’ailleurs par le passé "le principe d’équité ne s’est jamais appliqué dans les faits", souligne Thomas Piketty. Il faut chercher de nouveaux moyens "pour que les mécanismes de protection marchent vraiment". Par exemple, concernant l’éducation, discuter de moyens supplémentaires, mais aussi "dans la transparence" de l’expérience moyenne des enseignants et des vacataires. Plus généralement, Thomas Piketty prône un meilleur "ciblage" des moyens pour les adapter aux individus. Une telle politique n’a pourtant jamais été tentée en France, sans doute parce qu’elle heurte les habitudes et les corporatismes.

Les clivages sociaux, poursuit Eric Maurin, économiste à l’EHESS, lors d’une table ronde sur les nouvelles inégalités, sont "moins visibles". Ils ne séparent plus les classes sociales mais les secteurs, suivant qu’ils sont soumis à des exigences plus ou moins fortes des marchés. Les inégalités naissent aussi de divisions internes aux secteurs, au sein des différentes activités. Le salariat est déchiré.
Eric Maurin avance une schématisation : "Ce qui divise est, en fin de compte, le rapport à l’avenir." Travaillez-vous dans un secteur d’avenir, un métier d’avenir ? "Un patron de PME fait partie aujourd’hui du même univers que ses ouvriers", confirme François Dubet, professeur de sociologie à Bordeaux-II. "On glisse de façon pénible d’une France culturellement homogène avec des univers de classes à des univers hétérogènes."

Dans ce contexte neuf, il serait temps de reposer clairement la question des inégalités "justes" et acceptables, relance François Dubet. Rien ne sert de dire que "liberté égale égalité égale fraternité quand il y a de grosses frictions entre les trois". François Dubet ajoute "le désir d’égalité traduit en vérité en France une volonté de "garder son rang dans l’ordre inégalitaire légitime"". Il faut aussi préciser ce qu’on entend par "l’égalité des chances", en clair "que fait-on des vaincus ?" "Les gens sont attachés à une différentiation sociale", résume le philosophe Patrick Savidan, encore faut-il en adapter la doctrine aux changements profonds que connaît le pays.

Eric Le Boucher

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