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L’école de la République : lire, écrire apprendre en français (1) (le blog de Marc Bablet)

10 novembre 2020

L’école de la République : lire, écrire apprendre en français (1)
LE BLOG DE MARC BABLET
Dès que la République est attaquée on rappelle aujourd’hui encore que la langue française et l’école en sont les piliers. Si tout le monde parlait mieux français et si l’école portait plus haut les savoirs, cela n’arriverait pas. C’est bien simpliste, mais c’est l’occasion de replacer le sujet dans un cadre à partager, à discuter.

Un discours simpliste pour frapper l’opinion

Comme il est habituel lors des événements qui frappent la société, les politiques doivent faire savoir qu’ils disposent de solutions pour rassurer ceux qui les ont élus et les autres. Il en va de leur réélection future, du moins le croient-ils. On a vu cela avec la COVID, on le voit aussi avec les attentats. C’est pourquoi le ministre de l’éducation nationale s’est laissé prendre à ce jeu lors d’une audition au sénat, Comme j’en ai l’habitude, je cite les sources :

« Interrogé par le sénateur LR Jacques Grosperrin sur l’importance de l’apprentissage du français, et le niveau faible parfois constaté à l’entrée en 6e, Jean-Michel Blanquer y a vu « un enjeu républicain fondamental ».« Le sujet de la langue française et sa faible maîtrise est à l’origine de tous les mots. Je ne peux que vous donner raison. (…) Tout commence par le langage, premier vecteur de non-violence, de subtilité, d’écoute » souligne le ministre de l’Éducation nationale, sans oublier « les mathématiques, pour l’esprit logique ». Il regrette cependant le manque de « soutien » de la part des milieux politiques, médiatiques ou culturels pour des mesures allant dans le sens d’un renforcement des fondamentaux, « c’est un signe de cet affaiblissement » du français. »

On pourrait se contenter de s’amuser de la mauvaise transcription effectuée par le Sénat qui écrit « est à l’origine de tous les mots » en lieu et place de « est à l’origine de tous les maux » ce qui est bien vu s’agissant d’un texte concernant la langue française... Comme souvent le propos du ministre combine un point de vue que l’on peut entendre et accepter avec de mauvaises perspectives de résolution. Je peux être d’accord avec ce qui est dit du langage « premier vecteur de non-violence, de subtilité, d’écoute ». Je trouve bien regrettable que cela soit confondu avec l’apprentissage de la langue française et particulièrement avec les fondamentaux, à propos desquels il se dit incompris, voir même combattu. Et au passage il fustige et dénonce les "milieux politiques, médiatiques et culturels" en les accusant le faire le lit de l’affaiblissement du français puisqu’ils ne suivent pas sa politique la seule valable selon lui.

La distinction qu’il opère sans l’assumer clairement entre langage et langue française est essentielle pour comprendre que ce dont nous parlons. Elle n’est absolument pas propre à la France, on pourrait dire la même chose du langage et de la langue anglaise ou d’une autre langue. Les problèmes d’apprentissage des enfants et des adolescents dont nous parlons sont largement partagés dans tous les autres pays avec d’autres langues. En effet dans toutes les langues on connaît des problèmes très comparables de rapport au langage, de rapport aux apprentissages, de rapport au monde. Il faut rappeler qu’une langue n’est qu’un système organisé de signes qui assure la possibilité d’un exercice partagé de la capacité de langage aux membres d’une même communauté linguistique. Mais la capacité de langage (pour penser et communiquer) est commune à tous les humains. Le fait que l’on puisse traduire d’une langue dans une autre témoigne de cela. Ce qui va constituer les plus grandes différences concrètes, réelles entre les uns et les autres au sein d’une même langue ou entre communautés linguistiques, ce n’est pas tant le système de signes (la langue) que les usages que l’on va en faire (le langage) et la manière dont on va juger ce faire. A quelles occasions fait-on usage du langage ? Dans quels contextes ? Avec quelles visées ou intentions ? On pourrait parler ici de culture du langage conçue à la fois comme un ensemble de pratiques et comme un ensemble de jugements sur ces pratiques.

Langue, langage, sens du monde, interaction…

Quand un enfant rentre dans une langue, celle de l’environnement dans lequel il vit (le plus souvent sa famille au début de sa vie) c’est d’entrée de jeu en utilisant un langage dans des circonstances d’usages qui dans cette culture familiale là amènent cette manipulation là de l’outil linguistique. Le petit d’humain construit en même temps le sens du monde et le sens de l’usage du langage dans sa langue maternelle qu’il acquiert en la pratiquant dans les contextes d’usage institués par son environnement familial. Il y a interaction permanente entre la pensée qui donne sens au monde et le langage qui donne forme à l’échange. Et en même temps parents et enfants s’adaptent les uns aux autres et dans cette adaptation réciproque font émerger ces sens du monde, ces usages partagés du langage et des jugements que l’on peut porter sur ces usages du langage et sur le monde. Il y a une interaction relationnelle formatrice permanente entre parents et enfants. Ils constituent ainsi pour l’enfant une première culture du monde, du langage et de l’interaction relationnelle elle même. Chacun de nous aura remarqué au moins une fois une situation familiale dans laquelle on ne comprend rien aux échanges entre les parents et le jeune enfant alors qu’eux semblent se comprendre. De très nombreux travaux de recherche (Vygotsky et Bruner en sont les pionniers) ont montré que l’enfant apprend le langage et le monde dans l’interaction avec l’adulte puis avec les autres humains qu’il rencontre dans les différentes instances de socialisation qu’il fréquente.

On pourrait penser qu’il y a là un processus commun à tous. C’est ce que nous disent le plus souvent les travaux des neurosciences qui cherchent ce qui est commun à tous les humains. Elles n’ont pas tort ; elles trouvent ce qu’elles cherchent : des processus très généraux. Or on observe que ces processus généraux ne parviennent jamais à réaliser deux enfants puis deux adultes semblables qui auraient le même sens du monde et le même langage dans les mêmes styles d’interaction. Les différences entre individus et groupes d’individus échappent largement aux neurosciences. C’est pourquoi on ne peut évidemment se contenter de ce que ces sciences affirment pour parler de la réalité des apprentissages à l’école et notamment de l’apprentissage du langage et de la construction des personnalités comme systèmes d’interaction relationnelle. En réalité dans la pratique, chaque situation familiale est particulière et traversée de la réelle complexité psycho-sociale des familles (puis des groupes de pairs et des écoles). Et ces spécificités ont une importance considérable dans la manière dont les enfants construisent leur rapport au sens du monde, au langage, aux jugements que l’on peut porter, aux interactions relationnelles. Ceci d’autant plus que l’on sait bien que l’adaptation de l’individu à ses conditions d’existence n’est pas faite que d’imitation, il peut progressivement s’y mêler par exemple l’opposition (souvent considérée comme très significative à partir de trois ans et redoutée à l’adolescence).

Quand l’enfant rentre à l’école il est confronté à deux nouvelles cultures dans un nouveau cadre d’interaction relationnelle : celle des autres enfants, ses pairs et celle de l’école à travers la figure du maître ou de la maîtresse (c’est déjà vrai autrement chez la nourrice ou à la crèche). Il va devoir réadapter sa culture dans ces nouvelles interactions afin de pouvoir y exister, c’est-à-dire y apprendre (modifier son sens, sa connaissance du monde) et y communiquer (en faisant usage de sa capacité de langage) en construisant sa personnalité (son propre système d’interactions relationnelles). Puisqu’au fur et à mesure des interactions c’est le tout de la personne qui change et la personnalité qui se construit. Or le chemin à parcourir pour conduire ces changements n’est pas le même pour tous les enfants du fait que toutes les acquisitions réalisées dans le milieu familial sont plus ou moins proches de celles des nouveaux cadres d’interactions. Ainsi on sait bien que les enfants de parents enseignants ou cadres sont en moyenne plus proches des attentes de l’école au moment où ils y rentrent et tout au long de la scolarité. La nouvelle interaction leur demande moins de changement, leur assure une meilleure proximité avec ce que leur culture familiale leur a fourni tant en ce qui concerne le sens du monde que les usages du langage et les interactions relationnelles. Ils vivent donc une situation plutôt rassurante, moins anxiogène que d’autres qui, pour s’adapter à ces nouveaux cadres doivent supporter plus d’écarts et donc produire plus d’efforts pour parvenir à des résultats comparables.

A partir de ce constat il est légitime de se demander si ce sont les enfants qui doivent faire tout l’effort pour s’adapter, (c’est souvent le non dit des tenants des fondamentaux en langue française considérés comme indispensables à acquérir en priorité) ou si l’on considère que l’école et les groupes de pairs ont aussi une part d’effort à assurer pour que l’enfant trouve sa place dans ces nouvelles instances de socialisation et progresse en conséquence plus aisément dans ses apprentissages du monde et ses usages du langage, plus aisément signifiant ici avec moins d’effort voir de traumatisme. Or, tenir à ce que les exigences soient les mêmes pour tous, qui est la seule posture possible dans une perspective démocratique, nécessite alors que l’on aide les enfants pour lesquels l’écart est important avec les pratiques et attentes de l’école et des groupes de pairs. Pour cela il faut les aider à comprendre de manière explicite ce qui est implicitement demandé par l’école à ceux qui sont en connivence avec elle. Il faut donc faire des choix de priorités dans l’enseignement : est-ce que l’on rabâche des prétendus fondamentaux de la langue française pour les faire rentrer à tout prix dans un cerveau que l’on dit malléable, ou est-ce que l’on se préoccupe prioritairement des usages du langage qui vont favoriser les apprentissages utiles au niveau d’exigence attendu ?

Ce que l’on doit enseigner en priorité, ce n’est pas tant la langue française comme un savoir distinct, ce sont les usages langagiers qui permettent l’accès aux apprentissages et aux savoirs.

Je suis donc proche de ces milieux qui critiquent la politique de ce ministre et propose à partir de mes modestes connaissances et de mon expérience une autre façon de faire. Notre problème, en effet, n’est pas la maîtrise de la langue française qui ne serait qu’un enseignement d’une matière parmi d’autres que l’on pourrait contrôler au moyen d’évaluations de lexique, morphologie, syntaxe, comme un savoir distinct des autres savoirs et au même niveau que ceux qui concernent la nature ou l’histoire. Il nous faut d’abord considérer le langage comme ce qui s’apprend dans une pratique raisonnée et en conséquence notre action prioritaire doit porter sur les usages langagiers que les élèves font de la langue française qui déterminent progressivement ce qu’elle devient pour eux dans les divers contextes dans laquelle ils l’utilisent pour apprendre, se représenter le monde et juger de tout cela.

On a tendance à faire rabâcher aux élèves des règles de grammaire et des listes de mots sans pour autant qu’ils apprennent quoi que ce soit de la langue française. J’ai l’habitude de donner un exemple simple de cela : dès le CE1 nos élèves apprennent la différence orthographique entre « a » et « à », entre « et » et « est » et la leçon est reprise au cours des sept années qui suivent puisque des élèves de ces niveaux ne la maîtrisent toujours pas. Certains professeurs sont amenés à la reprendre en classe de troisième et peut être au-delà dans certaines formations. Ce savoir de langue concerne dans le second cas la différence entre un connecteur appelé conjonction de coordination dans la grammaire traditionnelle et le verbe être au présent à la troisième personne du singulier. C’est ainsi que c’est régulièrement présenté aux élèves sous un angle systématiquement grammatical c’est-à-dire en langue. Rien n’y fait pour ceux qui ne l’ont pas acquis tôt et ce n’est pas en en reprenant indéfiniment la leçon que l’on parvient à un résultat. Il ne saurait suffire de rabâcher ce qui est considéré comme des fondamentaux. Le prétendu travail sur les fondamentaux qui est conçu comme une logique de reprise insistante des mêmes exercices n’a manifestement pas d’effet significatif durable. En outre il enferme les plus en difficulté dans la répétition sans ouverture sur des savoirs plus ambitieux indispensables à la motivation. Il réduit la prétention initiale à l’exigence à de très pauvres objectifs au regard des programmes de l’école.

Si je peux être d’accord avec le ministre sur le fait que la construction des savoirs essentiels doit se faire tôt, ce n’est pas par un enseignement conçu comme une répétition de savoirs abstraits déconnectés de la pratique du langage dans tous les apprentissages à l’école et hors de l’école. Enseigner la langue française au sens où le disent les textes ministériels récents renvoie les élèves à des acquisitions très abstraites totalement détachées des apprentissages qui nécessitent l’élaboration du langage approprié pour parvenir à des savoirs qui changent leur représentation du monde et du langage lui-même. En outre ils ne les aide pas à réfléchir sur la langue et ses usages puisqu’il se centre exclusivement sur l’écrit et suggère presque exclusivement de revenir à de simples catégorisations de formes linguistiques (il s’agit de nommer les noms, verbes, adjectifs,…) ou de liens phrastiques (nommer des données syntaxiques comme principal, subordonné…).

Le travail sur le langage et ses usages dans ses divers contextes et notamment scolaire doit nous permettre deux choses : d’une part l’intercompréhension essentielle au faire société, essentielle pour échanger dans le dialogue démocratique indispensable au vivre ensemble en ce qu’il permet des co-élaborations de savoirs, de pratiques, de décisions, de moments conviviaux où l’on se respecte… d’autre part la construction de savoirs car langue et pensée sont les deux faces d’un même processus d’apprentissage (de travail intellectuel de changement de nous-mêmes de notre représentation ou sens du monde) et c’est bien en différenciant nos mots et leurs usages que nous enrichissons nos pratiques d’apprentissages elles-mêmes et nos savoirs. Et quand on parle aujourd’hui avec insistance de l’exigence d’émancipation, il s’agit bien que l’enfant humain devienne adulte et soit partie prenante responsable de la société dans laquelle il vit qui suppose langage et savoirs partagés. C’est un point majeur qui nous distingue des animaux : nos enfants ont besoin d’être protégés et aidés à apprendre beaucoup plus longtemps que ceux d’autres mammifères pour devenir adultes et on voit bien que même les adultes peuvent encore progresser dans leurs apprentissages et dans leurs usages du langage pour les construire et en parler à d’autres. L’émancipation est un processus sans fin qui engage toute la personne et toute la société. C’est bien ce qui rend indispensable une école de la République elle-même émancipée du personnel politique libéral du moment mais pas de la politique au sens fort de la gestion de la cité, du bien commun, de l’intérêt général.

Extrait de mediapart.fr/marc-bablet/ du 09.11.20

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