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Additif du 07.03.16
Longue interview de Fabien Truong par l’INJEP
INJEP : A la fois étude sociologique et témoignage personnel de votre expérience de prof en banlieue, votre livre s’intéresse aux jeunes de banlieues qui tentent le pari de la promotion sociale par les hautes études, en mettant en évidence les difficultés culturelles et sociales auxquelles ces jeunes doivent faire face dans un univers parfois totalement exotique par rapport à leurs conditions d’existence. Est-cela cette notion de « distance sociale » qu’ils réussissent ou échouent à combler ? Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par là ?
Fabien Truong : Par distance sociale, il faut déjà considérer ce phénomène de mise à l’écart et de stigmatisation qui s’opère à travers au moins six critères qui ne se recoupent jamais totalement et sont d’intensité variable : le mépris de classe qui est une réalité pour nombre de jeunes issus des quartiers populaire dans l’enseignement supérieur, l’illégitimité culturelle, qui frappe et invalide les codes culturels et le rapport à l’école transmis par l’entourage et la famille de ces jeunes, le racisme qui renvoie à la couleur de peau, l’origine migratoire des parents pour ceux qui s’inscrivent dans une dynastie d’immigration familiale, la pratique religieuse et les phobies qui se fixent autour de l’Islam, enfin, la stigmatisation territoriale - c’est-à-dire le fait d’être de vivre le fait d’habiter dans un quartier type ZUS ou ZEP comme une marque infamante. Ces critères nécessitent des approches nuancées : tous les jeunes de banlieues ne sont par exemple pas musulmans, et ceux qui le sont donnent à voir des pratiques qui ne restent jamais figées.
C’est l’intérêt d’observer les pratiques dans le temps. De même on voit que les déterminismes familiaux pèsent différemment, même entre jeunes dont les parents occupent des emplois modestes : celui ou celle dont les parents ne sont pas ou peu diplômés et ceux dont les parents ont eu un parcours d’enseignement supérieur dans leur pays d’origine, même s’ils ne sont pas reconnus en France, ne disposeront pas des mêmes ressources dans leurs parcours. [...]
Extrait de injep.fr : Fabien Truong : "Le phénomène d’ampleur, c’est aussi la généralisation de l’accès à l’enseignement supérieur des classes populaires…
Najat Vallaud-Belkacem veut développer les "parcours d’excellence" pour les jeunes de milieu modeste. Pour Fabien Truong, ancien prof de lycée en Seine-Saint-Denis devenu sociologue à Paris 8, les dispositifs "Égalité des chances" ne peuvent être qu’une rustine.
Dans votre ouvrage "Jeunesses françaises, un bac + 5 made in banlieue", paru à l’automne 2015, vous avez suivi la trajectoire, depuis 2005, d’une vingtaine de lycéens de banlieue de filière générale dans l’enseignement supérieur. Quel est le constat que vous en tirez ?
Rien n’est joué d’avance. Mais en disant cela, je n’enfonce pas une porte ouverte. Si cette idée correspond à la promesse officielle de l’école républicaine, la pratique est bien différente, avec une forme de schizophrénie entre les discours et les pratiques. Il suffit de voir un conseil de classe juger que ces élèves ne seraient pas faits pour les études.
Les parcours des jeunes que j’ai suivis montrent cependant que véritablement, rien n’est jamais joué d’avance, dans un sens comme dans l’autre. Cela dépend de leviers bien plus complexes que la question d’être un bon ou un mauvais élève.
La difficulté à laquelle sont confrontés vos anciens élèves n’est donc pas d’abord d’ordre scolaire ?
Non, c’est réducteur. Il s’agit d’apprendre à devenir étudiant pour bien travailler. Et il ne faut pas réduire cela à une question académique, c’est bien plus large. Ces jeunes rencontrent une difficulté particulière : trouver leur place, là où ils sont.
C’est un paradoxe historique : il n’y a jamais eu autant de possibilités pour eux dans l’enseignement supérieur, avec la massification des études, mais, d’un autre côté, il n’y a jamais eu autant de défiance envers les jeunes qui viennent de banlieue. Depuis 2005, le stigmate territorial est de plus en plus fort. En ce moment, la banlieue serait une fabrique à terroristes !
Outre cette image qu’on leur renvoie, ils ont à affronter l’altérité sociale. Le lycée est devenu un lieu de plus en plus homogène socialement et c’est dans l’enseignement supérieur qu’ils sont désormais confrontés à des jeunes d’autres milieux, pour la première fois.
Quand ils trouvent leur place, ils décodent le système, quelle que soit la filière dans laquelle ils étudient et ils peuvent travailler et réussir.
[...] Vous faites ressortir un autre levier fondamental : la maîtrise du "cheval à bascule". De quoi s’agit-il ?
Personne ne peut se construire en reniant ses origines, tout le monde bricole. Et justement ceux qui réussissent sont ceux qui apprennent à maîtriser le mouvement du "cheval à bascule".
Il ne s’agit pas de tourner le dos à ses origines, mais d’apprendre à passer d’un monde à l’autre. Avec un principe de coupure, vis-à-vis de ses pratiques d’avant par rapport aux nouvelles, sans trahir pour autant son passé. Ryan va parler de création de start-up avec ses copains d’école et de Mélenchon en bas des tours avec ses amis qui n’ont pas le bac. Il faut aussi faire valider cette nouvelle identité par son univers d’origine. Ce sont les "bravos" qu’ils vont chercher dans le quartier.
[...] Les dispositifs " Égalité des chances", qui visent à ouvrir les filières les plus élitistes, vous semblent-ils une solution ?
Il faut d’abord souligner que ces dispositifs ne sont pas le signe que ces filières s’ouvrent : elles sont juste tellement fermées que, sans eux, il n’y aurait probablement plus un seul enfant de milieu populaire sur leurs bancs.
Ces dispositifs sont évidemment une bonne chose pour ceux qui en bénéficient : ils donnent un accompagnement aux lycéens, partant du constat que cela ne se fera pas tout seul. Sans eux, jamais Sara ne serait allée à Sciences po, ni Sébastien et Roy en école de commerce. Mais cela reste très limité, c’est une rustine mise en place par des institutions qui s’assurent ainsi une bonne image. En "sauver" quelques-uns, ce n’est pas une politique.
Et surtout, on reste dans ce schéma de la "diversité" : ces jeunes sont des "autres", d’où une nécessaire "discrimination positive". Pas loin de la charité. [...]
Extrait de educpros.fr du 14.01.2016 : Fabien Truong : "La violence que rencontrent les jeunes de banlieue pendant leurs études est avant tout sociale"