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Mixité sociale et ouverture sociale en lycée professionnel : interview d’une proviseure de Dammarie-les-Lys

20 novembre 2005

Extrait du « Monde » du 20.11.05 : "L’Etat a aidé les territoires, il faut promouvoir les individus"

"Le Monde" du 20 novembre publie un entretien passionnant avec Ghislaine Hudson, proviseure du lycée de Dammarie-lès-Lys (Seine-et-Marne). La revue de presse de l’OZP, exceptionnellement, reproduit intégralement cet important témoignage.

Comment les élèves de votre lycée ont-ils vécu ces trois dernières semaines ?

Ghislaine Hudson : Très différemment, suivant qu’ils sont élèves de la section d’intérêt général et technologique ou élèves de la section d’enseignement professionnel. Mon lycée (à Dammarie-lès-Lys) accueille 1 650 élèves, de 16 à 22 ans, dont, en gros, un peu plus de 50 % sont en enseignement général et un peu moins de 50 % en enseignement professionnel industriel - microtechnique, électrotechnique, maintenance -, et tertiaire, c’est-à-dire comptabilité et gestion. Il y a aussi une 3e découverte, avec six heures de découverte professionnelle, et des BTS.

Dans les classes d’enseignement général, les événements n’ont pas eu d’écho particulier et les cours se sont déroulés normalement. Dans l’enseignement professionnel, en revanche, les répercussions ont été très sensibles ; il y a eu plusieurs incidents dans les classes, une agitation inhabituelle ; les élèves ont demandé aux professeurs d’organiser des débats, au cours desquels leur colère a explosé, dans des termes très lapidaires, très directs, contre l’autorité, contre la police, contre les discriminations, contre les contrôles scolaires "trop fréquents".

Il y a un sentiment de révolte, parfois même de haine. Un policier qui est notre correspondant et avec lequel nous travaillons nous a dit ressentir personnellement cette haine. C’est quelque chose de très inquiétant, il va falloir réconcilier la police avec cette jeunesse.

Le clivage que vous notez est-il le résultat d’une sorte de ségrégation sociale qui perdure, malgré la sectorisation ?

Les élèves d’enseignement général viennent de quatre collèges, dont deux sont en zone prioritaire et deux en habitat individuel choisi. Ceux de l’enseignement professionnel viennent, dans leur immense majorité, des cités environnantes, des quartiers d’exil.

La sectorisation, à mes yeux, nous a pourtant sauvés, car même imparfaite, elle nous garantit une certaine mixité. Il ne faut pas en rejeter le concept, mais il faut travailler sa nature, les équilibres à l’intérieur de la sectorisation.

En fait, nos classes professionnelles sont totalement homogènes : socialement, en termes de territoire, de lieux d’habitat, par sexe. Les garçons sont quasi exclusivement dans la partie industrielle et les filles sont en tertiaire. Elles sont hétérogènes, en revanche, par l’origine ethnique des familles, qui viennent de différents pays d’Europe, d’Afrique et du Maghreb. Mais la grande majorité des élèves sont de nationalité française.

Et les élèves, au sein d’un même lycée, ne se mélangent pas ?

Nous avons affaire à des jeunes qui, depuis leur très jeune âge, ont subi une succession d’échecs, et arrivent en fin de troisième avec, soit un diagnostic personnel d’incapacité à suivre une voie générale, soit un diagnostic de l’école, établi par les enseignants, et qui sont donc dirigés vers l’enseignement professionnel. Ce n’est pas ce qui était souhaité.

Idéalement, nous voudrions que l’enseignement professionnel soit une vocation, au même titre que l’enseignement général. Dans les faits, on retrouve deux territoires, deux réalités sociales bien séparées et avec très peu de passerelles. Il faut absolument travailler ces passerelles, les classes d’adaptation, tout ce qui peut permettre aux jeunes qui ont pris une voie, choisie ou subie, mais qui, prenant conscience ou prenant confiance, veulent en changer. Ces passerelles ont été en diminution, ces dernières années, car elles ont un coût, et leur absence est un frein considérable à l’ascenseur social.

L’apprentissage dès l’âge de 14 ans est-il une bonne solution pour ces élèves ?

C’est une solution dans de très rares cas. Nous parlons là de jeunes qui ont de grandes difficultés d’expression, d’adaptation, mais qui devront plus tard se débrouiller avec les quelques connaissances de base que l’école leur aura inculquées. Or 14 ans, c’est vraiment trop jeune pour quitter l’école. Mais il y a d’autres problèmes. Nous avons mis en place, cette année, une 3e de découverte : 24 élèves ont trente heures de cours par semaine, dont six pendant lesquelles ils découvriront l’entreprise. Ce sont des jeunes en grande difficulté, en rupture scolaire.

Mais pourquoi aller d’emblée dans l’apprentissage, alors qu’on s’est lancé dans ces 3es de découverte ? Par ailleurs, nous avons déjà beaucoup de mal à trouver des stages de qualité pour nos élèves en bac pro. Je doute que nous parvenions à trouver des stages pour ces nouveaux élèves. Enfin, cette idée est présentée comme l’un des remèdes à la crise des banlieues. Mais croyez-vous vraiment que des entreprises voudront embaucher ces mêmes jeunes qui lançaient des pierres ou incendiaient leurs voitures ?

Pourquoi le système scolaire ne parvient-il pas à "rattraper" ces jeunes en difficulté ?

Parce que le système français est rigide : il faut réussir tel cursus, à tel âge, passer dans la classe supérieure, etc.

L’échec scolaire se construit très tôt, dès la maternelle, quand l’environnement de l’enfant ne lui permet pas un développement harmonieux basé sur le langage. Les parents ont une trop grande difficulté sociale, trop de problèmes de chômage, de garde d’enfants, de transports, etc. Ils ont moins de temps à passer avec leur enfant. Du coup, l’école va passer son temps à compenser ces insuffisances de langage et de conceptualisation, à essayer de rattraper des handicaps.

L’école est-elle capable de s’adapter à un public défavorisé ?

Elle le pourrait. Elle le fait parfois : il y a des poches de réussite. Mais de par son organisation, l’école française est rigide. Un élève est jugé sur une sorte de moyenne sur l’ensemble des matières : il faut donc qu’il réussisse à peu près partout. Mais un élève peut être très bon en maths et très mauvais en français. Dans le système français, il va être amené à redoubler. Un parcours d’élève se fait d’échec en échec, ou de réussite en réussite. Son point fort ne sera pas valorisé. Ce système amène au redoublement tant décrié, au coût social énorme, mais aussi humain, celui de l’humiliation. Aux Etats-Unis, on travaille par unités de valeur, qui valorisent les points forts. On cultive moins la notion d’échec.

Quelques expériences sont tentées, comme l’ouverture de Sciences-Po à des jeunes venant des ZEP. Quelles autres solutions peut-on imaginer ?

Il faut tout essayer, mais surtout se donner le temps d’évaluer ces expériences, ce qu’on ne fait pas dans l’éducation nationale. Voyez les TPE, les travaux pratiques encadrés. On a mis quatre ans à les installer, et, désormais, on les supprime sans même avoir fait d’évaluation. Il faut multiplier les initiatives comme celles de Sciences-Po, les parrainages dans les écoles de commerce. Le spécialiste de l’immigration, Patrick Weil, dans La République et sa diversité (Seuil), son dernier livre, suggère de s’inspirer de l’expérience réalisée au Texas et en Californie et de permettre à un pourcentage d’élèves de toutes les écoles de France - 5, 6, 7 % - d’aller dans les classes prépas ou les universités, où des places leur seront réservées parce qu’ils sont les meilleurs de leur école. Je crois que de telles mesures, parce qu’elles créent une équité entre les territoires, sont vraiment susceptibles de changer l’ouverture et la mentalité des élites. Il faut casser le fait qu’il y ait des lycées dont 0 % des élèves vont en classe prépa et des lycées dont 88 % des élèves y vont.

Une partie de la classe politique s’élève pourtant contre le principe de la discrimination positive, au nom de l’égalité républicaine ?

Le premier principe de la République est l’égalité, or ce principe est bafoué. Quand on combine un territoire dévalorisé et une origine sociale défavorisée, le jeune est doublement pénalisé. L’Etat s’est attaché à aider les territoires, il faut maintenant promouvoir les individus.

Comment faites-vous face à un élève qui a un comportement perturbateur pour le reste de la classe ?

Le lycée supporte un moment cet élève. On réunit un conseil de discipline, on l’exclut de l’établissement et on l’envoie dans le lycée voisin.

Qui lui-même vous envoie ses élèves en difficulté ?

Oui. On négocie entre nous les transferts. Il nous arrive d’exclure deux ou trois jeunes par an. Le lycée d’à côté prend notre élève et nous prenons le sien. Mais cela ne change rien, car il nous faudrait en fait un bon psychologue, un médecin qui n’ait pas 5 000 élèves à gérer, une assistante sociale moins surchargée, un planning familial capable de recevoir nos jeunes filles enceintes. Bref, tout ce personnel d’encadrement qui ne peut aujourd’hui faire face au nombre de jeunes en difficulté et qui a, aujourd’hui, un statut très dévalorisé. L’infirmière scolaire de mon établissement est cadre B, dans un hôpital, elle serait cadre A. Or ces personnels sont indispensables à la bonne marche scolaire.

Faut-il travailler sur l’ouverture des élites plutôt que sur l’élévation du niveau de la masse des élèves ?

Le problème de la "masse", c’est que, quand elle se trouve en situation d’échec social, elle n’a pas d’espérance. Elle va mesurer son avenir à l’échelle de ce qu’elle connaît. Chaque fois que l’on sort de sa difficulté territoriale et sociale un jeune de banlieue, on donne un espoir à tous ceux qui sont derrière. Mais en France, on a peur du risque.

Ghislaine Hudson, 55 ans, est proviseur du lycée de Dammarie-lès-Lys (Seine-et-Marne). Elle a été membre de la commission Stasi sur la laïcité et a dirigé deux lycées français aux Etats-Unis.

Propos recueillis par Raphaëlle Bacqué et Sylvie Kauffmann.

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