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Simon Wuhl, sociologue et enseignant, parle des ZEP et de l’égalité des chances

18 novembre 2005

Extrait du « Café pédagogique » du 17.11.05 :
Où en est l’égalité dans l’éducation ? Entretien avec Simon Wuhl, sociologue et enseignant, dirigé par Serge Pouts-Lajus.

L’égalité des chances est l’un des objectifs de l’école. Il est loin d’être atteint. Nous avons même quelques raisons de penser qu’au cours des trente dernières années, nous nous en serions sérieusement éloignés. Comme cela se fait-il ? Est-il encore possible de renverser le cours des choses ? Comment y parvenir ?

Pour tenter de répondre, d’abord, à vos interrogations générales, je partirai de la notion fondamentale et incontestée d’ « égalité des chances », de sa signification socialement progressiste et de ses limites face à un idéal intuitif de justice sociale.

L’idée d’égalité des chances exprime une conception de la justice sociale selon laquelle il convient de doter tous les individus de possibilités équivalentes de promotion dans la société, en fonction des seuls critères de distinction que sont les qualités personnelles du mérite et du talent. Cela implique notamment de « neutraliser » les effets liés à l’origine sociale des individus. Ainsi, en France, depuis la IIIème République, l’extension de l’enseignement public, laïc, gratuit et obligatoire a été le vecteur de cette volonté de réduire l’impact de l’origine sociale dans la détermination des destins sociaux des individus.

Depuis les années 1960, on sait que cette orientation d’une même école pour tous ne suffit pas à rétablir l’égalité des chances, puisque l’effet « origine sociale », la nature de l’héritage culturel notamment, intervient dans les facultés mêmes d’assimilation par les élèves des matières scolaires. Cela est bien connu, mais la question demeure de savoir comment surmonter cette influence de l’inégalité d’origine sociale dans les prédispositions à l’apprentissage de la culture scolaire telle qu’elle est : par des mesures spécifiques, compensatoires, à l’égard des plus défavorisés (pour les plus éloignés de cette culture scolaire : cours de rattrapage et de soutien scolaire, avantages financiers et qualitatifs comme dans le cadre des ZEP, etc.) ou par des modifications plus profondes, affectant les contenus mêmes des savoirs transmis et leur importance relative pour la détermination des destins sociaux ?

Mais, autre question peu soulevée en France : l’idée d’égalité des chances suffit-elle à répondre à l’exigence d’égalité, ou d’évolution de la société vers plus d’égalité économique et sociale entre les individus ? A cette question, un philosophe comme John Rawls répond négativement. Premièrement, il souligne à juste titre que la répartition des talents est aussi arbitraire que celle des origines sociales ; deuxièmement surtout, le bon fonctionnement d’une société ne dépend pas, selon Rawls, des talents considérés individuellement, mais de la qualité de la coopération sociale produite par l’interdépendance des talents. Dans cette optique, tous les types de talents (théoriques, pratiques, communicationnels, etc.) ont la même valeur sociale. Si on agrée à cette thèse, cela oriente bien sûr la réponse à la question précédente vers une incitation à des modifications structurelles, vers la recherche d’un réajustement dans l’importance relative entre les enseignements théoriques et pratiques notamment.

Enfin, autres apports extérieurs à la France sur les questions de justice et d’égalité, des philosophes comme le Canadien Charles Taylor, ou l’Américain Michael Walzer, avancent que la notion de reconnaissance pour chacun de sa valeur sociale est peut-être plus importante que celle
d’égalité, en tant qu’aspiration des individus dans les sociétés démocratiques (on peut penser d’ailleurs que l’actuel mouvement de violences urbaines qui affecte les banlieues relève, certes confusément et très maladroitement, de cette aspiration à la reconnaissance de la part d’une partie de la jeunesse d’origine immigrée en risque d’exclusion économique, culturelle et sociale). Michael Walzer soutient que les aspirations à la justice sociale et à la reconnaissance ne s’expriment pas sur la seule dimension de la revendication économique, mais également sur différentes « sphères de justice », telles que l’implication politique, l’action associative ou syndicale, la responsabilité professionnelle, l’identité culturelle, etc.

Il y aurait donc une multiplicité de formes d’accès à la reconnaissance de la valeur sociale des individus. Une telle vision plaide pour un programme d’enseignement et d’évaluation des performances scolaires qui reconnaisse la multiplicité des formes d’intelligence, au-delà donc d’une reconnaissance prioritaire des compétences liées à l’abstraction.

Parmi les moyens qui permettent d’établir d’avantage d’égalité, il y a celui de la compensation : donner davantage à ceux qui sont en situation défavorisée, par la position sociale ou par les talents. Pensez-vous que ce que l’on appelle la discrimination positive soit un moyen efficace pour réduire les inégalités dans le domaine de l’éducation ?

Le débat public autour de la discrimination positive se caractérise d’abord par sa confusion : les uns diront qu’ils rejettent cette idée car elle conduit au « communautarisme », d’autres parce qu’elle produit des effets stigmatisants, d’autres enfin parce qu’elle contredirait la règle républicaine d’égalité de traitement entre les individus (quotas), etc. Pour ma part, je distinguerais deux types de problèmes : celui de la compatibilité entre la discrimination positive et l’esprit de la Constitution française, d’une part, celui de l’efficacité de la discrimination positive à la française, d’autre part.

Premièrement, sur le plan juridique et constitutionnel, le Rapport sur l’égalité du Conseil d’Etat de 1996, montre que l’idée de discrimination positive, consistant à « donner plus à ceux qui ont moins » afin de compenser certaines inégalités des chances à l’origine, est inscrite dans la démarche constitutionnelle. Celle-ci postule en effet, que des différences de traitement sont autorisées s’ils répondent à l’utilité commune. Or, les pratiques de discrimination positive à la française jusqu’à maintenant (les ZEP par exemple), qui proscrivent les critères ethniques ou les obligations de résultat (quotas), satisfont bien à l’exigence de l’utilité commune en luttant contre les inégalités. (Ces pratiques ont d’ailleurs comme antécédents l’impôt sur le revenu et les redistributions à travers la sécurité sociale).

Par ailleurs, vis-à-vis du risque de stigmatisation, toutes les pratiques d’action sociale ciblée peuvent certes produire des effets pervers, mais ce qui importe, comme le dit le philosophe Albert Hirschman, c’est que les effets positifs soient supérieurs aux effets négatifs.

Deuxièmement, sur le plan de son efficacité, la discrimination positive à la française, à l’exemple des ZEP, malgré un ensemble réel de moyens supplémentaires engagés, demeure peu efficace : après 25 ans de fonctionnement, les ZEP n’ont pas réussi à combler les écarts entre groupes sociaux, ni à supprimer les liens entre origines sociales et niveau des diplômes obtenus (études de Goux et Maurin, citées par Pierre Merle, La démocratisation de l’enseignement, Repères-La découverte, 2002, p.68). Ce constat suggère, non qu’il faille abandonner cette orientation pour en revenir à des principes encore plus formels d’ « égalité des chances par l’école » ; mais qu’il convient au contraire d’approfondir la discrimination positive, en intervenant, sur les causes structurelles de « l’inégalité des chances par l’école » : en rééquilibrant notamment la hiérarchie dans les modes de validation (ou de reconnaissance) entre les savoirs qui relèvent de l’abstraction générale et théorique, d’une part, et ceux qui relèvent de la pratique et du « concret », d’autre part.

(...)

Entretien avec Simon Wuhl, sociologue et enseignant, auteur de « L’égalité - Nouveaux débats », PUF, 2002. Page personnelle web : http://www.simonwuhl.org/

Entretien réalisé par Serge Pouts-Lajus

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