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B. Suchaut : Temps disponible et temps nécessaire pour apprendre à lire : le défi des 35 heures
L’école française donne-t-elle le temps d’apprendre à lire à ses élèves ? Après "7 minutes pour apprendre à lire", Bruno Suchaut et Alice Bougnères se lancent dans un savant calcul du temps nécessaire à leurs yeux pour ces apprentissages. Pour les auteurs, les élèves les plus fragiles ont besoin de 35h d’engagement individuel pour apprendre à lire. Le constat final c’est que le programme de CE1 est incompatible avec les besoins des élèves. Pour eux, il faut alléger le programme ou différencier ses objectifs. Ils invitent à utiliser pour l’entrainement le temps d’enseignement du CE1.
EXTRAITS
En France, un élève sur cinq connaît actuellement des difficultés en lecture à l’école primaire et le niveau de compréhension des écoliers les plus faibles suit une tendance à la baisse depuis plusieurs années. C’est le bilan établi par plusieurs études nationales et internationales qui fournissent à présent des données fiables pour mesurer l’évolution des compétences des élèves. C’est par ailleurs dans les établissements relevant de l’éducation prioritaire que l’augmentation de la proportion d’élèves en difficulté est la plus flagrante (Daussin, Keskpaik, Rocher, 2011). Dans ces écoles, toutes les dimensions de la lecture sont concernées par cette dégradation, y compris les mécanismes de base, à la différence des établissements hors éducation prioritaire. Cela interroge la capacité que peut avoir l’école à fournir, à tous les élèves, les moyens d’accéder aux savoirs fondamentaux. [...]
C’est ce dernier niveau d’analyse du temps scolaire que nous appellerons « temps d’engagement individuel », qui est identifié comme le levier principal de l’efficacité pédagogique (Fisher et al. 1980), directement lié aux progrès des élèves (Lomax, Cooley, 1979 ; Karweit, Slavin, 1982 ; Cotton, 1989 ; Aronson, Zimmerman, Carlos, 1998). Une étude de Rossmiller (citée par Berliner, 1985) montre ainsi que le temps d’engagement dans la tâche rend ainsi compte, sur trois années, de 73 % de la variance des acquisitions en lecture et mathématiques pour les élèves faibles et de 10 % pour les acquisitions des élèves forts » (Bressoux, 1994). C’est donc ce volume de temps que nous avons cherché à quantifier, tant du point de vue de ce qu’il était possible pour un enseignant d’offrir à ses élèves en classe que de ce dont ceux-ci ont besoin pour apprendre. [...]
Dans le cadre d’un enseignement en classe entière, ce taux est moindre. L’hétérogénéité des besoins des élèves réduit l’adéquation des sollicitations et, avec elle, le taux d’engagement. L’attention de l’enseignant par rapport au maintien de l’engagement de chaque élève est également moindre. Par ailleurs, les recherches ont montré que les enseignants avaient tendance à accorder moins d’attention aux élèves faibles, d’avoir moins d’interactions avec eux, de leur fournir moins de feed-back et de leur poser moins de questions qu’aux autres (Good, Brophy, 2000). On estime donc le taux d’engagement 10% au maximum. Lorsque l’enseignant organise ses séances en petits groupes, le temps d’engagement est donc optimisé, mais le temps global d’exposition diminue d’autant qu’il y a de groupes. Et c’est au minimum à trois groupes d’élèves que les séances s’adressent, en considérant que le groupe le plus avancé peut être composé d’un nombre d’élèves supérieur, jusqu’à la moitié de l’effectif. En introduisant l’hypothèse de la prise en charge de l’un des groupes par un adulte supplémentaire, souvent possible dans les écoles situées dans des zones défavorisées, le temps d’engagement individuel serait donc identique, quelles que soient les modalités d’enseignement. En petits groupes comme en classe entière, il s’établit, dans tous les cas, au maximum, à 10% du temps d’enseignement consacré par l’enseignant à l’enseignement de la lecture (20% ÷ 2 dans le cas de séances en petits groupes et 10% dans le cas de séances particulièrement efficaces en classe entière). [...]
Aucune statistique nationale n’est disponible sur le taux d’absentéisme des élèves du premier degré. Nous avons estimé le temps d’instruction perdu du fait de l’absence de l’élève à partir des relevés d’absence fournis par les directeurs d’écoles sur 8 classes de CP de zones prioritaires. Le taux d’absence moyen s’élève à 5%. Quand on s’intéresse de plus près au taux d’absentéisme des élèves qui quittent leur année de CP avec un niveau de lecture très faible, le temps perdu du fait de l’absence de l’élève s’élève à 13%. Il est difficile de déterminer la représentativité de ce chiffre établi sur une population restreinte mais nous faisons l’hypothèse que les élèves en grand besoin sont absents en moyenne pas moins de 7% du temps scolaire. Il faut également tenir compte des activités extraordinaires telles que les sorties scolaires (piscine, bibliothèque, cinéma, théâtre notamment) ou les interventions extérieures, qui représentent dans le même échantillon 7% du temps officiel d’instruction. Le temps effectivement passé en classe en CP s’élève donc à 740 heures. [...]
Dans le cadre du projet « Lecture », l’équipe de l’association Agir pour l’école a suivi de plus près 11 classes de CP de zones défavorisées parmi les 50 classes de CP du projet en 2013-2014, tout au long de l’année scolaire. Le protocole consiste essentiellement à mettre en place une à deux séances quotidienne(s) d’entraînement structuré de la lecture (de la conscience phonologique, puis du code alphabétique, puis de la fluence) d’une durée totale de 40 minutes. Des évaluations mensuelles ont permis de caractériser les trajectoires des élèves identifiés comme fragiles en début d’année et de mesurer les volumes qui leur ont été nécessaires pour franchir chaque étape de l’apprentissage de la lecture. Agir pour l’école a par ailleurs conduit un stage de trois semaines au profit d’une trentaine d’élèves de grande section sélectionnés sur le seul critère de leur très faible niveau de conscience phonologique en fin d’année scolaire, dans la perspective de leur permettre de rattraper leur retard en phonologie et en connaissance des lettres qui a fourni des données précises. Ils ont bénéficié de séances quotidiennes en petits groupes, dirigées par des enseignants volontaires de grande section. Chaque matin, deux séances de phonologie d’une durée moyenne de 30 minutes et une séance de code alphabétique d’une durée de 40 minutes ont été programmées. Des évaluations hebdomadaires ont été réalisées pour mesurer les trajectoires de progrès des élèves au fur et à mesure de l’entraînement et ont permis de mesurer les volumes nécessaires aux élèves très faibles pour franchir chaque étape de l’apprentissage de la conscience phonologique.
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En conclusion : Comment aligner le temps disponible sur le temps nécessaire ?
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- En CE1
Le temps d’apprentissage faisant défaut est également susceptible d’être mobilisé en CE1, mais serait ainsi prélevé sur le temps disponible pendant l’année au détriment des apprentissages programmés. Encore faut-il que l’enseignant de CE1 fasse ce choix, qui le conduirait à renoncer à respecter le programme imposé pour une proportion importante de ses élèves. A défaut, les élèves ne rattraperont jamais le retard déjà accumulé en fluence, et peineront à atteindre un niveau de compréhension écrite satisfaisant à l’issue de leur scolarité primaire.
Il faudrait donc envisager un allègement très significatif du programme et des exigences du CE1, ou au moins une différenciation marquée des objectifs selon le niveau des élèves. Le programme de CE1 prévoit un volume hebdomadaire consacré au français de 10 heures, y compris l’écriture, l’orthographe, la grammaire et le vocabulaire. Avec ces multiples exigences, l’enseignant de CE1 a le plus grand mal à dégager plus de 5 heures hebdomadaires au travail du décodage et de la fluence, ce qui reviendrait à 20 minutes d’engagement individuel pour les élèves faibles dans le meilleur des cas, soit une douzaine d’heures dans l’année. Cela pourrait suffire si on retardait d’une année les exigences aujourd’hui posées à l’élève à l’entrée du CE1 et consacrait ces 12 heures à l’entraînement de la lecture.
Bruno Suchaut et Alice Bougnères
Unité de recherche pour le pilotage des systèmes pédagogiques (URSP) et Université de Lausanne
7 minutes pour apprendre à lire : à la recherche du temps perdu
Extrait de cafepedagogique.net du 21.01.2015 : B. Suchaut : Temps disponible et temps nécessaire pour apprendre à lire : le défi des 35 heures