> V- ACTEURS (la plupart en EP) > Enseignants : Identité > Enseignants : Identité (Témoignages d’) > Profs formidables, en ZEP et ailleurs

Voir à gauche les mots-clés liés à cet article

Profs formidables, en ZEP et ailleurs

17 mai 2005

Extrait de « L’Express » du 16.05.05 : des profs formidables

Enseigner, un métier difficile ? Des collèges à problèmes aux prestigieux lycées des centres-villes, certains l’exercent pourtant avec une passion communicative. Tout leur est bon pour faire partager aux élèves le bonheur d’apprendre. La preuve par sept

On en a tous connu un qui nous a marqués pour la vie. L’un de ces pygmalions qui ont traversé le temps sans prendre une ride, du magnétique professeur de philologie qui suscite La Confusion des sentiments chez Stefan Zweig au fringant O capitaine, mon capitaine ! du Cercle des poètes disparus. On a tous rêvé d’une héroïne virtuose qui insuffle le goût du marivaudage intellectuel, de la joute verbale, comme dans L’Esquive, le film primé plusieurs fois aux Césars d’Abdellatif Kechiche. Eh oui, il existe des enseignants heureux ! Des profs qui carburent à l’enthousiasme, qui mouillent leur chemise, qui s’échinent, tous les jours, à communiquer leur passion

On n’en parle pas assez. On ne retient, sous le coup de la sinistrose, que les cris de colère dans les manifs, les éruptions de violence dans les établissements ghettos, les refrains amers d’une profession en panne de boussole, en mal de reconnaissance. Et on zappe l’essentiel. Un prof, ça peut forger un destin, poser une empreinte indélébile sur de jeunes pousses en quête d’idéaux. A l’âge des balbutiements du corps et de l’esprit, le regard d’un éducateur, ça compte. C’est une figure sur laquelle on projette beaucoup de ses doutes, de ses angoisses, de ses lendemains rêvés. Qui s’expose donc à une épreuve affective permanente. Plus qu’hier, sans doute. On écoute moins son prof par respect pour la fonction, assise sur un piédestal, que parce qu’il donne l’image d’un adulte auquel on voudrait s’identifier. Qui a aussi la lourde tâche d’éveiller à la citoyenneté : certains vont voter le 29 mai, pour la première fois - ce sera le thème de l’émission d’Isabelle Giordano, le samedi 21 mai, sur France Inter.

Séduire les élèves tout en suscitant l’adhésion au savoir, il est là le défi du pédagogue. A Provin, un fou de littérature n’hésite pas à caviarder les classiques avec des mots de son temps, histoire d’accrocher la curiosité. A Strasbourg, une prof de français déclame ses cours en vers pour ressusciter les grands auteurs. A Montpellier, une enseignante en classe relais convoque le mythe de la caverne pour repêcher des gosses en difficulté... Partout en France, dans les ZEP, les lycées chics, les collèges de campagne, des profs se démènent. L’Express a donc voulu donner la parole à quelques-uns d’entre eux, estampillés formidables par leurs élèves. Les directeurs d’IUFM, les chefs d’établissement, les élèves eux-mêmes nous en ont signalé des bataillons ! Il a fallu en choisir une poignée. Sept. Ni modèles ni prescripteurs, insistent-ils. Juste des profs, comme tant d’autres qui s’emploient à défricher des chemins de traverse vers la connaissance, dans le maquis des programmes et des exercices imposés. A chacun son style, classique ou plus inventif. Certains sont autoritaires, certains moins. Les uns croient au jeu, d’autres misent sur l’effort. Mais tous ont un espoir commun : transmettre le bonheur d’apprendre et un regard critique. La liberté, en somme.

Marie Huret, Delphine Saubaber

Lire l’article

Parmi les portraits présentés, voici ceux de professeurs en ZEP ou ayant enseigné en ZEP :

Premier portrait : Cécile Vigneron, jongleuse de préjugés

« M’dame, ça va pas la tête ! » se rebiffent les costauds au pied du mur d’escalade. Ils refusent d’enfiler le baudrier qui les gêne, qui les gaine. Trop moulant. « C’est bon, tout le monde a vu mes fesses ? » plaisante la prof, qui, seule, s’harnache. Elle s’arrime à l’humour comme à la roche de l’Everest. Thésarde et fan de cirque, Cécile Vigneron, 44 ans, fait transpirer les gosses de banlieue. Musclée, pas baraquée, c’est la seule femme prof de sport au lycée Robert-Doisneau, à Vaulx-en-Velin (Rhône), la cité obstinément taxée de ghetto urbain depuis les émeutes de 1990. « Ici, les élèves sont exigeants, dit-elle. On se démène, on se prend des gamelles, mais ça booste ! »

Ses trucs, ses rituels ne figurent pas dans les manuels de l’IUFM. Evidemment, elle siffle les fautes au foot, chronomètre les foulées, mais sa mission relève du chantier public : dézinguer le carcan des apparences. Sur son tatami, des Blacks, des Blancs, des Beurs, des durs, des maigrichons, des accros de la gonflette. L’idée lui vient de les faire chanter : « Quoi, m’dame ? » Non, pas du rap. Les loulous préfèrent Une souris verte. Exit le cliché. Autoritaire, très exigeante, la prof négocie les règles avec eux, en invente de farfelues : se ranger selon la taille, la couleur des chaussures. « Je veux leur montrer que la société prescrit des critères de classement contestables, dit-elle. Il y a toujours un exclu. » Qui se voit flanqué de gages : réciter la table de 3, conjuguer un verbe, ou, plus dur encore, donner la main à un prof.

Ici, ce geste est insensé. Dans les vestiaires, des adolescentes se douchent tout habillées, des garçons refusent de se mettre pieds nus au gymnase. La prof déploie ses subterfuges, fait jongler à l’atelier cirque un ado avec un foulard, symbole de la féminité. « Toucher le corps de l’autre, c’est une vraie difficulté pour ces jeunes issus de l’immigration maghrébine, raconte-t-elle. Il n’y a pas d’amoureux au lycée, les filles ne s’affichent pas, sinon elles sont cuites au quartier ! » Avec l’aide d’une sociologue de Lyon, Cécile Vigneron mène une enquête sur les rapports garçons-filles face au sport, parfois seule discipline où ils excellent. Elle passe des heures sur les bulletins scolaires, à affûter l’adjectif qui propulse. « Humour, discussion, exigence, lâche-t-elle, un savant dosage ! » Ces jours-ci, l’enseignante copie au début du cours le couplet d’une chanson de Camille, l’égérie des bobos : « Je suis ici, dedans, debout, je ne me moquerai plus de tout. » Elle avait jusqu’à hier pour postuler à la fac de Lyon. Cécile Vigneron n’a rien envoyé, elle préfère rester ici, dedans, debout, avec ses élèves

Marie Huret

Lire l’article

Second portrait : Francis Loret, la toge des maths

Toge enfilée sur le jean, l’air très digne, le gamin hèle le chef d’établissement : « Veni, vidi, vici ! » et détale. Ce n’est pas une insulte. Juste un pari avec le prof de maths, Francis Loret. Rien d’inhabituel. Ici, au collège Albert-Camus, à Miramas (Bouches-du-Rhône), on aperçoit ses élèves drapés de blanc déambuler en déclamant De ligibus, de Cicéron. Ils portent des noms aux sonorités étranges - Pontus de Tyard, Salluste du Bartas - psalmodient un chant grégorien accoutrés en moines copistes. Quel rapport avec l’algèbre ? « J’essaie de faire partager le côté humain et vivant de ma discipline, je replace les grandes découvertes mathématiques dans leur contexte, explique Francis Loret. Transmettre le savoir, c’est transmettre le sens et la saveur du contenu, susciter l’émerveillement. »

S’il faut appeler Tom Cruise à la rescousse, pas de problème. Le prof décrypte Minority Report. Les bons points ? Il fabrique des vignettes à l’effigie de ses élèves déguisés en preux chevaliers. Son credo : le serio ludere, si cher aux humanistes de la Renaissance. A 36 ans, cet agrégé de maths a déjà zappé entre ZEP, lycées et collèges. Salle 109. 15 h 30. La tête en 3D d’un vieux barbu est projetée sur le mur. Valentin, un blondinet : « Thalès ! » Main en l’air de Grégory : « Il a calculé la hauteur d’une pyramide grâce à l’ombre. » Voilà la classe de quatrième qui descend en plein cagnard. Joue collée sur le bitume, les élèves allongés dans la cour traquent l’ombre, afin de mesurer un bout de collège à l’aide d’un pilier. « Ils sont beaucoup plus en quête d’absolu qu’on ne le croit, explique Francis Loret. Je veux leur faire sentir qu’ils sont les héritiers de quelque chose de profondément beau. »

Evidemment, au-delà du ludique, il y a des heures de travail : la nuit. Un côté psychorigide : marge à 7 carreaux. Et pas mal de discipline : l’élève attend la permission de s’asseoir. A la remise des copies, le prof colle le devoir sous le nez, le hume : « Ça sent le travail ! » Parfois, rien : 3/20. « Les autres profs nous rabâchent : 2 + 2 = 4. Mais lui, il t’explique pourquoi, raconte Marion, 14 ans. Jamais il n’a dit : “T’es mauvais ! ” On ne veut pas le décevoir. » Deux tiers des élèves lui rendent des devoirs supplémentaires. Tous matheux ? Non. Mais il y a de jolies métamorphoses : ce garçon de troisième, dyslexique, qui obtient la moyenne au brevet blanc. Et Yannis, l’herbe folle du collège, arrivé en sixième sans savoir lire, qui s’est accroché. Tous ont capté ce que disait en substance Platon : « Tout homme a quelque chose de divin. » Même eux.

Marie Huret

Lire l’article

Troisième portrait : Carole Diamant, Platon dans la cité

Elle traverse le couloir, bondé, à la recherche d’une salle. « Pédé sexuel ! » braille un ado agité. Porte 208, chou blanc. La prof tente la 209. Néons, tableau vert, vue imprenable sur les tours délavées de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Déjà 15 h 30. Plus un bruit : Carole Diamant esquisse deux colonnes au tableau - réalité et vérité. A 51 ans, elle enseigne la philo en zone sensible au lycée Auguste-Blanqui. Silhouette frêle, blonde, pull noir et fougue de l’entraîneur sur le ring : « T’es pas là, Amira ! » Lunettes à la main, elle assène : « Si je dis : “C’est une girafe”, c’est faux ! La vérité, c’est la correspondance entre un discours de l’esprit et le réel. »

Un portable sonne. Pas grave. Le petit miracle opère dans la classe, la Cité de Platon se frotte à la cité de banlieue. Les esprits se décadenassent. Cécile cite Bergson ; Aurélie appelle Merleau-Ponty à la rescousse. Il y a de l’échange, vif, fervent. Ex-chroniqueuse littéraire à la télé - Field dans ta chambre - ex-chargée de mission au secrétariat d’Etat à la Santé, Carole Diamant se démène dans un établissement plein à craquer d’enfants patchwork, héritiers du collège unique. Elle en a tiré un livre percutant - Ecole, terrain miné (Liana Levi) - où elle s’inquiète de la percée du communautarisme dans l’école de la République. Comment ne pas se sentir impuissante face à un élève qui prétend que la mort le laisse indifférent, persuadé de trouver sur l’ « autre rive 70 jeunes filles vierges aux grands yeux » ?

En philo, les sujets qui font référence à la création du monde ne manquent pas. Carole Diamant apporte la Bible - Ancien et Nouveau Testaments. Les élèves, le Coran : le dialogue paie. « Philosopher, c’est apprendre à penser contre soi », dit-elle. Cette ancienne enseignante à Abidjan - elle y a vécu dix ans - se déclare fascinée par les abonnés aux digressions, aux « hors sujet » plus que par les champions des leçons ingérées. Les élèves lui rendent une dizaine de devoirs par an, copient le vocabulaire dans un carnet spécial. Cet après-midi, Sophia, tee-shirt gris et mine boudeuse, s’enfonce. La prof la repêche : « Kant savait moins de choses que toi. Tu as deux siècles de plus que l’auteur : tu n’es pas inférieure ! »

Autre casquette, Carole Diamant est chargée de coordonner la convention qui permet aux élèves de ZEP d’entrer à Sciences po Paris par un examen spécifique. C’est le cas d’Erini, 18 ans, qui bosse dur : « Cette prof croit que je peux réussir, me le dit et me fait comprendre que l’école est un moyen de nous libérer. » Pas que pour les filles. Une classe de terminale est allée, une année, à l’Opéra de Paris. Au menu du cours : Nietzsche et la tragédie wagnérienne. Un ado au look de rappeur a confié à la sortie de Parsifal : « Cette musique, ça me perce ! » Carole Diamant ajoute qu’il a décroché un 15 à l’oral de philo.

Marie Huret

Lire l’article

Quatrième portrait : Béatrice Salviat, big bang chez les cracks

Top chrono : 8 minutes. Sur l’estrade, Antoine, un ado longiligne, s’improvise star du quiz télé : « Combien y a-t-il d’azote sur terre ? » La classe : « 78% ! » Et la surface des océans ? Un garçon rigole : « 71% ! » Avant la sonnerie de 9 heures, leur professeur a prévenu : « Cela risque d’être un peu bordélique, les élèves assurent le cours. » A Louis-le-Grand, le prestigieux lycée de la rue Saint-Jacques à Paris, le bordel reste relatif. Sages, les ados, trop sages. Alors Béatrice Salviat, 46 ans, enseignante de SVT - sciences de la vie et de la Terre - les débride. Après avoir tiré au sort une planète, les élèves entrent en scène : « Vous avez droit à tout, blague, mime, essayez de dramatiser ! supplie-t-elle. Faites pleurer le jury ! »
Elle a passé seize ans à parler soupe d’algues et levure aux petits loubards de banlieue, à concocter des investigations stimulantes : du muscle de poulet broyé pour s’interroger sur la complexité du vivant ! Sa technique s’est aiguisée loin du dogmatisme fossilisé de ses anciens profs de prépa. Seize ans à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). « J’ai vu des élèves se battre dans les couloirs, il fallait donner de sa personne ! raconte Béatrice Salviat. Mais j’ai aussi trouvé des enfants pleins de ressources qui ont envie de s’en sortir si on leur fait confiance. » Et si on les séduit. Les psys fustigeraient ce credo affectif, elle le revendique : « Les élèves doivent avoir envie de me faire plaisir ! »

Fervente adepte de l’opération « La Main à la pâte », lancée par le ministère de l’Education nationale afin de dynamiser l’enseignement des sciences, elle met en scène ses leçons et attise de fertiles guéguerres sociocognitives entre les élèves.

 Julie : « Y a bien un moment où ton muscle est vivant ? »

 Mounir : « Et toi, t’es toujours vivante quand t’es dans ton cercueil ? »

 Julie : « S’il est pas vivant, c’est un Alien ! »

A eux de bricoler leurs expériences : tremper le muscle dans l’eau de Javel, le faire bouillir. La stratégie est claire, une succession de rectifications d’erreurs plutôt qu’une simple accumulation de connaissances. Arrivée à Louis-le-Grand il y a cinq ans, Béatrice Salviat ne change rien. Une inspectrice avoue, épatée : « Jamais vu ça ! » Une élève, Ariane, confirme : « On ne gobe rien tout cru, on est dans la peau du chercheur ! »

Dans le RER, le matin, Béatrice, frange brune, voix douce, croise d’anciens élèves de ZEP qui se rendent à la fac de Jussieu. Ceux-là s’en sortent. Une est devenue médecin, une autre pilote à Air France. « Je vois aussi des caissières à Monop’, précise-t-elle. Les élèves sont seuls responsables de leur réussite, moi, je n’y suis pas pour grand-chose ! » Modeste ? Passionnée de psycho, sa fille a établi le profil de sa scientifique de mère : plutôt une « fidèle-sceptique ».

Marie Huret

Lire l’article

Répondre à cet article